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bonbons est appliqué aux portes et fenêtres en offrande aux esprits du dehors. Il faut dire qu’en dehors du culte rendu aux lares et pénates, on se croit obligé de témoigner quelque attention aux âmes errantes. Les malheureux qui, n’ayant point laissé de progéniture, n’ont pas de demeure à eux, crèvent la faim et la misère, s’aigrissent et s’enfièlent, se font chagrins et malfaisants, vampirisent les vivants, leur sucent les entrailles, les épuisent et exténuent, causent toute sorte de maladies. Remarquons en passant que la conception générale enseignée par les Chinois sur la vie des esprits diffère peu au fond de celle qui a cours chez nous. Donc, soit par compassion, soit par mesure de prudence, il faut soulager leur triste sort, et on s’y applique tout particulièrement en la fête de Fu-Yug-Ku ; traduisez : « Désaltérons les bouches brûlantes ». On convie les morts en battant le tambour, en sonnant des clochettes, en allumant des bâtons d’encens à parfums pénétrants, et de nombreuses lanternes inscrites de charmes à l’encre rouge, avec indication de l’endroit de réunion. Parfois, c’est une maisonnette construite exprès, avec côté des dames et côté des messieurs, et une grande salle de banquet qui prend tout le milieu du bâtiment. Les hôtes de l’autre monde commencent par se délasser dans un bain, font un brin de toilette, puis ils passent dans les salons de conversation et de là au festin qui les réunit tous et trétoutes. L’hospitalité n’est pas toujours si opulente, mais tant pauvre soit-elle, revenants et revenantes trouveront toujours seaux et cuvettes pour y rafraîchir leurs membres lassés par la longueur du chemin, souillés par la poussière des routes. Les plats qu’on leur sert consistent presqu’exclusivement en farineux, mais sous toute forme : nouilles, fouaces, vermicelles, beignets… Les missionnaires chrétiens qui transmettent ces détails ajoutent, non sans ironie, que les précautions sont poussées au point de mettre des cuillères à côté des terrines de bouillie, afin que les âmes, qui, par malechance, ont été décapitées, se coulent la pâtée à même dans le gosier.

À leur fête des morts, les Japonais exposent sur les tombes des aliments qu’ils embarquent, nuit venue, sur les petits bateaux avec voiles de papier et bougies allumées dans des transparents. Rien n’est plus joli que ces milliers de barquettes, flottilles lumineuses se balançant sur les eaux.