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LE PAIN

ouvrage, Superstition and Force, rapporte, d’après la Gazette de Bombay, un fait de ce genre qui s’est passé à Oudaïpour, dans l’Inde, pas plus tard qu’en 1873. Un cultivateur, pour se disculper de quelque méfait, fut obligé de tenir un soc chauffé à blanc dans ses mains nues ou à peu près, car les feuilles de pipoul dont il les avait enveloppées ne leur donnaient qu’une protection illusoire : le pipoul, plante sacrée, n’avait dans l’espèce qu’une signification religieuse.

Jacob Grimm le remarquait déjà : c’est parce que la charrue était un objet sacré que la justice en appelait à son témoignage. On l’employait pour contrecarrer les malices des jeteurs de sorts, pour mater et dompter les suppôts du Diable.

Et comme on comptait par feux les familles d’un canton, l’on comptait par charrues les exploitations agricoles d’un district. Les paysans français évaluaient les superficies de terrains arables par charrues, journaux ou journées de labourage ; et c’est pour s’accommoder à leur langue que la métrologie officielle a adopté la désignation d’ares et d’hectares.

Suivant l’ancien droit germanique, la Trêve de Dieu ou la Paix du Roi devait s’étendre autour du castel, demeure du monarque suzerain, au nord et au septentrion, au levant, au couchant, sur une étendue de terrain qu’on déterminait en mesurant dans chaque direction trois milles — vingt-et-un kilomètres environ — plus trois largeurs de champ, plus trois largeurs de sillon, plus neuf grains d’orge rangés bout à bout. Ce qui prouve, remarque encore J. Grimm, que le grain d’orge était l’unité qu’on mettait à la base des mesures de surfaces. Aujourd’hui, on couvre volontiers un tableau de pièces d’or ; les paysans dont il s’agit eussent aimé voir leur sol caché sous les grains d’orge étalés. Il y avait aussi la paille comme mesure de longueur, à laquelle se rapporte mainte superstition contemporaine, entr’autres celle de mesurer un malade avec des pailles, et, selon que sa taille a varié, le lendemain ou trois jours après, il doit guérir ou mourir. Il n’est de meilleure preuve de la haute vénération qu’entretenaient nos ancêtres pour la charrue que la rigueur extrême avec laquelle ils en défendaient la propriété. Qui dérobait une charrue était condamné à mort ; il était réputé sacrilège et non moins coupable que s’il avait volé des vases sacrés dans une église. La charrue, disait-on, est de Dieu qui sacre le paysan avec le hoyau, comme le noble avec l’épée et le roi avec le sceptre.