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le pain

on se fait manger à dose homéopathique, mais il n’en faut pas davantage suivant la théorie dont il s’agit. La loi primordiale des créatures étant que « le semblable recherche son semblable », le bailleur de philtre, en introduisant dans un autre organisme le plus insignifiant fragment de son être, s’y introduit lui-même ; en jetant en appât une minuscule partie de son être, il ne manquera pas d’acquérir la possession entière, corps et âme, de la personne convoitée. Avec le minimum d’effort, comment obtenir le maximum d’effet ? Tel est le problème que se posent et que résolvent chacune à sa manière la mécanique, la magie et la religion. C’est à cela que se résument toutes les questions posées par l’intelligence humaine.

La recette ci-dessus a été mise à profit par nombre d’amoureux et amoureuses, et l’on nous a conté mille fois l’anecdote de la jeune personne qui, ayant par hasard mordu dans certaine pâtisserie qui ne lui était point destinée, ne pouvait plus se séparer de celui ou celle qui l’avait préparée. Pour les animaux dont on veut s’assurer la fidélité, tels que chiens, chevaux, chats, vaches et même les « habillés de soies », « parlant par respect », il suffit d’introduire trois ou quatre poils susdits dans une boulette qu’on leur fait manger à la main. D’aucuns se plaquent une mie contre l’estomac et, quand elle est humectée de sueur, la présentent à l’animal. D’autres la lui font avaler après l’avoir mâchée et imprégnée de salive. Les paysans de l’ancien régime n’introduisaient pas une bête dans leur étable, sans la faire passer par cette cérémonie. Et pour que le mal du pays ne les fasse pas trop souffrir, les filles de la Hesse ou de la Souabie qui vont en condition apportent de la maison paternelle un quignon et un chanteau qu’elles grignotent de temps à autre.

Qu’un amant puisse transmettre la fièvre d’amour à une fille rien que par l’intermédiaire d’une bouchée, il est logique d’inférer qu’il peut aussi la transmettre à quelqu’un ou à quelque chose, de manière à s’en débarrasser.

Ainsi, on faisait manger à un malade une demi-galette et, avec grande formalité, on allait jeter l’autre moitié dans le ruisseau. Le principe peccant était censé passer du mangeur dans la chose mangée, et de la chose mangée « au diable », sans figure de langage.