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le pain

Et pourquoi la dernière ? Sans doute parce que le liquide pourrait tomber sur le pain par mégarde, peut-être aussi parce que l’attitude manquerait de respect à son égard ; peut-être encore parce qu’il ne faut pas intercepter la bénédiction qui sur lui descend du ciel à tout instant.

De leur côté, les anciens Mexicains disaient qu’il était dangereux de ne pas ramasser toute de suite le maïs qui tombait sur le plancher. Le maïs n’aurait pas manqué de se plaindre au Dieu qu’on lui manquait de respect.

Les Mogols blâment toute déperdition de nourriture avec une sévérité qu’on a rapprochée de celle des catholiques veillant à la conservation des hosties du saint-sacrement.

Les grand’mères allemandes enseignent à leurs enfants à respecter le pain : elles ont toute une série de préceptes dont l’origine se perd, il est permis de le dire, dans la nuit des temps : « Petit chéri, si tu laisses tomber ton morceau de pain, baise-le avant de le reporter à la bouche. » De même les Égyptiens ne permettent sous aucun prétexte qu’on détruise ou seulement qu’on salisse le plus petit fragment de pain. Au Caire, Lane a vu plus d’une fois un passant ramasser des débris de pain qui, par quelque accident, étaient tombés dans la rue, les passer trois fois devant son front et ses lèvres, puis les poser respectueusement sur une borne, pour qu’un chien, tout au moins, en profitât. Au même Lane on raconta que deux domestiques assis devant la porte mangeaient leur repas quand un bey vint à passer avec tout un cortège d’officiers à cheval. Un des domestiques crut devoir se lever et saluer. Le haut fonctionnaire, le toisant avec indignation, lui demanda : « Qui donc est ici le plus digne de respect, le pain ou moi ? » Et, sans attendre la réponse, il fit un signe bien connu. Un acolyte s’avança et la tête de l’homme trop poli roula dans la poussière. « Ne fais pas fi des miettes. Des miettes et des miettes, c’est le pain.

« Garde-toi bien de marcher sur du pain, ne serait-ce que sur des miettes. Serais-tu un charretier menant sa charrue chargée, évite de les écraser sous tes roues. Si tu le faisais, le pain, les miettes pousseraient un cri que tu n’entendrais peut-être pas, mais que Dieu entendrait, et il te punirait en te rendant tout à fait sourd si ta maladresse est inexcusable ; en te rendant sourd de l’oreille gauche si tu es excusable. » On dirait ici un écho de la sagesse talmudique : « Qui laisse les miettes se perdre