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le pain

mort. On vous recommande de battre du blé dans la nuit de Noël ; et d’y aller de bon cœur, le fléau frappera sur sa tête maudite. Pareillement le bon forgeron frappe au saint jour de Pâques trois coups vigoureux sur son enclume, c’est à l’intention du diable afin de river à nouveau ses fers dont les boulons, usés et fatigués par le service de toute une année, menacent de rompre et sauter.

À Pentecôte on exécute de véritables battues contre le Pilwitz et voici comment on s’y prend. Aux trois côtés des champs qu’on veut préserver, on plante des croix, sur lesquelles on promène son index trempé d’une certaine huile végétale. Derrière ces croix, on tire bravement des coups de fusil, avec des balles bénites le jour de Pâques. Au bout de quelques minutes, l’ennemi, molesté et effrayé, juge à propos de battre en retraite par la voie qu’on lui a laissée ouverte ; et quand on juge qu’il a vidé les lieux, on lui interdit la rentrée par une quatrième croix. En d’autres termes, on le chasse de son champ dans celui du voisin.

Tout le monde n’oserait tenir le fusil dans le dos de Pilwitz, provoquer ainsi sa vengeance et s’exposer à ses rancunes ; il faut regarder à deux fois et même à trois avant de se mettre avec lui en hostilité ouverte. Les habiles qui ont trouvé avec le ciel des accommodements ont ouvert des négociations avec l’enfer ; les prudents, c’est le plus grand nombre, ont mille trucs, mille adresses pour établir avec les démons un modus vivendi qui ne revienne pas trop cher ; mais la surveillance doit être incessante. On aurait pu croire que le blé étant mis sous un toit et quatre murailles, derrière une porte munie de verrous et de clous en croix, il serait enfin en sûreté ? Pas du tout, Pilwitz trouvera moyen de soutirer le meilleur du grain par des voies invisibles ; sans parler des rats et charençons, ses émissaires.

Quelques rustres ont imaginé d’engranger leur blé sans souffler mot, et en attelant les bœufs non pas avant, mais en arrière de la charrette, d’où le proverbe connu… Ou bien ils substituent d’autres graines au blé et veulent faire croire à Pilwitz qu’il gagnera au change. Ainsi le patron, déroulant son fléau sur des fagots de genévrier, recueillera les feuilles et haies abattues, et les jettera par dessus l’épaule gauche en s’écriant : « Prends ce qui t’appartient ! » Le plus simple est encore de lui faire honnêtement sa petite part, et de lui payer une légère