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qu’elle attrape aux blés, elle les attettine à ses noires mamelles au bout de fer rougi, il en goutte du poison qui les fait languir et mourir. D’autres fois elle les emporte, laissant à leur place d’affreux poupards, gros de tête, de ventre, grêles de bras et jambes, goîtreux et lourdauds, pleurards et braillards, qui mangeant toujours, ne sont jamais rassasiés, auxquels rien ne profite. La Boelima zurichoise qui hante les rochers de l’Utli emporte les marmots dans son sac de cuir et ne leur donne à manger dans sa caverne que du pain fait avec de la sciure de bois et les papillotes tombées de l’établi du menuisier. Tout autrement terrible, la Ploudniza ou la Pschipolnitza des Moscovites apparaissait à midi, à l’heure des coups de soleil, sombre et affligée, vêtue comme une veuve en deuil : au moissonneur qui ne tombait tout aussitôt la face en terre, le spectre cassait bras et jambes. Sous la forme de « Louve des Seigles » elle battait en retraite devant la faucille, pas à pas, et finissait par se réfugier dans la dernière gerbe appelée le Loup par les paysans. Elle s’y cachait invisible et intangible, se laissait emporter dans la grange. Mais dès qu’on déliait la gerbe pour la dépiquer ou autrement, elle reprenait la clef des champs et allait recommencer sa belle vie. Cette funeste habitante des blairières et seiglières, nous la prenons pour une ancienne divinité agricole que l’invasion chrétienne a renversée de son trône d’épis, la transformant en louve enragée, épouvantant les marmots. Jadis souriante mère de l’abondance, elle était la Flore germanique, la blanche Horsel se cachant dans les blés et les gerbes, Perachta aux mamelles d’acier, Bertha mit der eisernen Zitae, dit-on encore en Bavière : dégradée, outragée, vilipendée, elle a été rejetée parmi les diablesses d’enfer.

Comme on ne pouvait décemment pas l’expulser des blés, son antique demeure, les moines qui instruisaient son procès ont prétendu qu’elle brûlait les tendres pousses, qu’elle décimait les épis et causait la famine, la famine qui a la Louve pour symbole. Lentement la Vierge Marie accapara sa succession et sut se faire si bien accepter comme la patronne de l’agriculture que, dans la Franconie, on voit fréquemment les paysans de confession évangélique porter d’abondante offrandes à son autel le jour de sa fête et de l’Assomption. La période de l’Assomption aux Quatre-Temps, soit du 15 août au 15 septembre, est dénommée les « Trente jours de Notre-Dame ». Après les ardeurs de la canicule, une chaleur égale et douve mûrit les