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le pain

son linge le plus propre et, circonstance qui n’est point insignifiante, elle se met au doigt l’anneau de mariage, toujours pour mieux faire mûrir les blés, explique-t-elle.

Du reste l’affirmation d’un rapport intime qui existerait entre la vitalité du semeur et celle de ses semences n’est point une simple hypothèse dans la magie populaire, mais une certitude bel et bien prouvée. Quand meurt le chef de famille, le fils aîné, qui lui succèdera dans l’auguste fonction des semailles, se rend au grenier et signifie le décès au tas de blé à droite, au tas de blé à gauche ; il touche le blé, il touche le seigle, l’orge, l’avoine, toutes les semences l’une après l’autre et, selon leurs espèces, en répétant la formule : « Le patron est mort, le patron est mort… » Ceci nous ramène aux époques, déjà bien éloignées, dans lesquelles le patriarche laboureur était le maître des sacrifices, le prêtre du culte domestique, le serviteur et ami des ancêtres, dieux de sa race. Les traces ne sont pas si effacées qu’on le pense.

Les vieilles gens de la Bohême se racontent mystérieusement que jadis on procédait ainsi aux premières semailles.

À la nuit, tout le village en procession suivant la charrue avec laquelle on allait ouvrir le premier sillon. Derrière l’instrument marchait une fille toute nue qui portait dans ses bras un chat noir, noir comme la nuit, et qui avait au cou un collier avec un cadenas. Arrivé à destination la charrue faisait sa première morsure. Les laboureurs, armés de pioches, l’élargissaient et l’approfondissaient, creusaient une fosse dans laquelle la fille jetait le chat tout vivant que l’assistance recouvrait de terre, trépignant ensuite dessus.

Assurément, « au bon vieux temps », la fille était jetée dans la fosse avec son chat. Nous avons ici un souvenir des sombres et sanglants rites agricoles, si répandus autrefois et dont il y a un autre exemple dans les atroces meriahs de Fari-Peymoun, la déesse de la Terre, sacrifices humains qui ont donné une triste célébrité aux Khonds d’Orissa, dans l’Inde. C’était pour rendre la glèbe plus apte à être fécondée qu’on y enfouissait la vierge vivante ; c’était pour communiquer au sol les vertus fécondantes qu’on y étouffait le chat, diminutif des lions de Cybèle, le chat, animal démonique, compagnon inséparable des sorcières.

Le semeur est un personnage de bon augure ; il assure le pain à ceux qu’il rencontre, mais la haute importance de ses