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ASSOCIATIONS OUVRIÈRES DANS LA GRANDE-BRETAGNE.

À Londres, comme dans toute l’Angleterre, ce sont les tailleurs et les cordonniers qui ont montré le plus d’aptitude pour la coopération. Il est facile d’en assigner la cause. Ces deux métiers demandent une certaine intelligence et ne sont pas assez matériellement fatigants pour absorber sans cesse ou annihiler la pensée. Les ouvriers de ces deux professions, si pauvres et si insalubres, sont en contact immédiat et fréquent avec les classes riches. Ils doivent, pour bien exécuter leurs commandes, avoir du goût, quelques sentiments d’art et d’élégance ; chaque instant de leur travail peut faire naître dans leur âme de douloureuses réflexions sur le contraste des positions entre le riche oisif et le pauvre travailleur. Les âmes fortes et les esprits pratiques ne s’abandonnent pas alors à de vaines protestations, mais cherchent plutôt des remèdes à leurs maux. Ils sont grands ! L’incisif et l’original Dickens, dans nombre de ses romans, Rd Kingsley dans Alton Locke, Poet et Tailor, Mayhew, dans London Labour et London Poor ; Mme Caskell dans Mary Barton, a Tale of Manchester Life, et Arthur Wallbridge dans Torrington Hall ont décrit les souffrances des pauvres ouvriers. Pas de plus atroces que celles qui sont endurées par les pauvres tailleurs enfermés par leurs sweaters[1] dans les Black Holes de leurs ateliers, trous obscurs, surchauffés par une agglomération d’hommes et de femmes pressés pêle-mêle, fouillis de guenilles malpropres et de chair infecte. Parfois, du matin au soir et du soir à minuit, ils travaillent sans repos ni trêve, avec la plus insuffisante des nourritures, à des vêtements de soie, de satin et de velours. Jour et nuit, mois après mois, année après année, ils cousent, cousent et cousent avec des vertiges dans la tête, des nausées et des affaiblissements dans l’estomac ; avec leurs dernières gouttes de sueur transpirent les derniers sucs vitaux, les derniers restes du fluide nerveux ; de coup d’aiguille en coup d’aiguille leur vue s’émousse, le monde entier et leur âme s’assombrissent et leur vie s’éteint.


Il y a donc à Londres quelques associations de tailleurs, mais ce n’est

  1. C’est le terme populaire pour désigner le patron, celui qui extrait la sueur de ses ouvriers. « J’ai fait suer un chêne…, » disait une chanson de chourineur ou de malandrin. M. Kingsley décrit ainsi dans son roman social : Alton Locke, un grand atelier de tailleurs à Londres :

    « Je reculai avec dégoût. C’était donc là que je devais travailler, ma vie durant peut-être ! Dans cette mansarde écrasée de plafond, j’étais suffoqué par des odeurs de respiration et de transpiration, des odeurs âcres de bière, des odeurs douceâtres et affadissantes de gin, et par l’odeur acide et presque aussi dégoûtante du drap neuf. Sur le plancher, dans un encombrement de saletés poussiéreuses, de rognures d’étoffes et de bouts de fil, étaient accroupis de douze à quinze hommes, avec des yeux à fois hagards et insouciants. J’en frissonai. Les fenêtres étaient hermétiquement fermées, pour empêcher l’entrée de l’air glacial du dehors ; la respiration se condensait sur les vitres en ruisselets, à travers lesquels on apercevait indistinctement des tuyaux de poêle et des nuages de fumée. » — Alton Locke, p. 19. Édition Tauchnitz.