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ASSOCIATIONS OUVRIÈRES DANS LA GRANDE-BRETAGNE.

L’Association se flatte souvent de triompher par le nombre d’hommes qu’elle peut mettre en ligne de bataille. En cela, elle se trompe grandement ; car sa plus grande faiblesse provient de ce qui, au premier abord, semble faire sa force. Une coalition de dix mille pauvres, dont l’intelligence et les ressources matérielles sont inévitablement fort diverses, sera facilement rompue par une coalition de dix riches qui sont unis par la communauté de position et d’intérêts, et surtout par un égal degré d’intelligence. — La logique des choses, les besoins impérieux du ventre qui n’a point d’oreilles, et — ce qui est infiniment plus puissant encore ; — les pleurs d’une femme en détresse, et les gémissements d’enfants que la faim jette à la fièvre ou livre à la consomption, ces affreux vampires, pousseront toujours les nécessiteux à se faire concurrence les uns aux autres, à louer leurs bras à vil prix, à vendre leur travail pour une quantité de nourriture insuffisante ; par conséquent, à installer la souffrance à leur foyer. Entre le besoin pressant et immédiat et le remède qui opère lentement, c’est la nécessité présente qui fatalement l’emporte. Poverty must always sell itself. Traduisez : « La misère mène à l’esclavage.»

Les économistes du coin du feu ont donc beau jeu à théoriser sur la question des salaires, qui, prétendent-ils avec lord Palmerston, se balance uniquement par le jeu de l’offre et de la demande, comme par un mécanisme automoteur, le fabricant et son employé entrant dans la relation réciproque d’un acheteur et d’un vendeur de travail. C’est vraiment dommage que cette relation réciproque ait été viciée elle-même dès l’origine. C’est bien dommage pour la théorie, qui serait parfaite, si elle ne négligeait un tout petit détail pratique ; à savoir, que la misère, rien que la misère, pèse sur un des plateaux de la balance. On compare le labour market, ou marché du travail, au marché de draperies et rouenneries ; mais l’on oublie que l’offre et la demande ne s’y présentent pas dans les mêmes proportions, s’il y a comparativement plus de vendeurs que d’acheteurs de drap, il y a par contre, moins de fabricants acheteurs de travail que d’ouvriers vendeurs de travail. Ces engagements, qui liaient les fabricants de Preston, par des clauses de dédit considérables, étaient vraiment des précautions de luxe et de surcroît. Adam Smith le remarquait déjà : « Par un accord tacite, par un accord que l’on retrouve partout et toujours, les patrons se prémunissent contre l’augmentation et se coalisent pour l’avilissement des salaires. De cette coalition personne ne parle, précisément parce qu’elle est universelle. » (Wealth of Nations, vol. 1, p. 3.) Les fabricants ne voudraient pas gâter un métier, qu’ils aiment, et pour lequel ils savent se dévouer au besoin. Sans aller bien loin chercher des exemples, nous nous rappelons que, dans la grève de 1859, des entrepreneurs ont déclaré vouloir faire plutôt dix fois banqueroute, que d’accéder aux demandes (raisonnables) de leurs maçons, et ils ont fait banqueroute !