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journal de la commune

ils n’avaient point à porter le fardeau alors qu’ils conspiraient ensemble, rue de Poitiers. Diomède-Changarnier n’avait alors que soixante ans ; les intimes l’avaient surnommé le général Bergamotte à cause de tous les parfums dont il imprégnait sa précieuse personne. Sa chevelure, déjà rare, sentait le jasmin, son impériale et sa moustache la violette, sa tunique dorée et galonnée était parfumée de lavande, il se mouchait dans du patchouli. L’Assemblée d’alors n’était pas tout à fait rassurée, elle craignait que le coup d’État qu’elle manigançait ne tournât pas à son avantage. Alors Changarnier, qui était son grand homme de guerre, dégaina son grand sabre luisant et brillant et d’une voix solennelle, il exhala ces paroles dulcifiées par l’eau de Botot et la pastille du sérail : « Mandataires de la Nation, délibérez en paix ! » Les mandataires de la Nation délibérèrent donc aussi sottement qu’à l’ordinaire, confiants en l’habileté de M. Thiers et la vaillante épée du général, et, le lendemain, ils se réveillèrent en prison. Bonaparte, Vinoy, Valentin, Maupas et Morny avaient nuitamment emballé pour Mazas et l’astucieux Thiers et le noble Bergamotte, le bouillant Baze, le judicieux Leflô et tutti quanti, et même la République et des républicains avec.

Pendant dix-neuf années, Bergamotte bouda l’Empire qui l’avait si agréablement escamoté, lui et sa vaillante épée. Mais quand il se vit à la tête de soixante et dix-neuf années, quand il vit l’Empire se retremper dans le plébiscite, il se repentit d’avoir joué pendant si longtemps le rôle de la dignité et de la loyauté dynastique — il vint ployer les genoux dans un crachat de Napoléon III et dire, dix-neuf ans trop tard, ce que M. Arthur de la Guéronnière avait eu l’esprit de dire dès le lendemain du Coup d’État : Je n’étais qu’un sot, je ne suis qu’un pleutre. Dix-neuf ans trop tard, et cependant six mois trop tôt ; car la palinodie de Changarnier ne lui valut qu’une médiocre place à côté du Maréchal Bazaine et l’honneur d’avoir coopéré, soit comme dupe soit comme fripon, à la trahison de Metz.

Aujourd’hui, Changarnier plus pommadé, plus graissé, plus huilé, plus parfumé que jamais, embaume comme un cadavre injecté de musc et de patchouli et devant lequel on brûla du sucre et du vinaigre dans une pelle rougie. Mais il n’aurait plus la force de dégainer la vaillante épée