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l’homme et la terre. — rome

d’existence virtuelle. Pour obtenir ce résultat, on allait jusqu’à se vendre comme esclave à un citoyen romain, car l’affranchissement dans les formes légales conduisait au droit de cité[1]. Evidemment, tout régime municipal autre que celui de Rome était condamné à périr : toute vie réelle s’en détachait pour se concentrer dans la grande cité, en prévision du jour où, sous Caracalla probablement, tous les sujets furent admis au nombre des citoyens. Mais bien avant lui, ce résultat final était présagé par la morale et la philosophie qui dirigeaient les esprits supérieurs. L’empire romain arrivait à l’unité ; une seule loi, une seule volonté réglait les destinées de millions d’individus dispersés aux quatre vents des cieux, de l’estuaire de la Solway aux cataractes du Nil, des uadi marocains à la Maréotide. Quel contraste entre cette conception de l’ « État, un et indivisible », et l’idéal grec qui se réalisait dans l’autonomie de centres indépendants ! Aristote, dans un recueil de constitutions, avait décrit les institutions politiques d’au moins 158 États — 161, 240, 245, 250 d’après les divers auteurs — réunis sur un espace dix fois plus petit que l’empire romain[2].

L’enseignement d’Epicure et celui d’Epictète avaient prévalu chez les Romains que le régime impérial détournait de l’action et qui n’en restaient pas moins préoccupés du bien public. Jamais la haute doctrine des stoïciens ne fut professée en aucun pays par un plus grand nombre de penseurs et n’eut une action plus considérable sur la direction morale de la société. Et cependant, tous les hommes de valeur étant écartés par la suspicion des maîtres, ils devaient se renfermer en eux-mêmes, rester à part de la société active, chercher la satisfaction de leur esprit dans le monde discret de la pensée, dans les nobles entretiens avec d’autres hommes d’élite, et souvent même, quand il leur était impossible de vivre avec dignité, chercher tranquillement un asile dans la mort : la vie du stoïcien de Rome avait fréquemment le suicide pour fin logique et presque normale. Sa doctrine était trop haute pour qu’il pût agir sur un peuple ayant encore les vices de l’esclavage et soigneusement entretenu dans le parasitisme par les fêtes et les distributions de vivre. Le stoïcisme devait rechercher l’ombre : umbratilia studia, ses études se faisaient sous le branchage épais des arbres. Mais l’influence ne s’en faisait pas moins sentir, grâce à la puissance de la

  1. Fustel de Coulanges, La Cité antique, p. 469.
  2. Théodore Reinach, La République athénienne d’Aristote.