Page:Reclus - L’Homme et la Terre, tome 2, Librairie Universelle, 1905.djvu/525

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
513
néron, ennemi de l’aristocratie

D’avance, toutes leurs volontés étaient saluées de cris enthousiastes, la bassesse devant les maîtres n’ayant pour ainsi dire pas de limites : « Combien ces hommes sont faits pour la servitude ! » s’écriait Tibère lui-même en sortant du Sénat. La servilité eut toujours ses fervents, et l’on a vu des individus, même des sociétés entières, se ruer avec joie dans la mort pour un maître, qu’il fût doux, indifférent ou féroce, un Scipion ou un Tibère ; c’est qu’en se sacrifiant pour le despote, on s’élève quelque peu vers lui et l’on peut espérer de recueillir en mourant un rayon de sa gloire. Que d’êtres abjects tiennent à honneur de ressembler physiquement à leur maître, même par ses côtés laids ou répugnants !

Les crimes et les folies des empereurs romains ont été d’autant plus facilement connus et flétris que les Césars furent les ennemis naturels de l’aristocratie, c’est-à-dire de la classe où pouvaient naître pour eux des rivaux et des ennemis. Ils craignaient les anciennes familles d’une origine aussi noble que la leur et dont les membres avaient occupé le même rang, rendu les mêmes services, brillé d’une même gloire que leurs propres aïeux ; ils se méfiaient de tous ces flatteurs dans lesquels ils sentaient des jaloux et dont une heureuse inspiration pouvait faire les héritiers du trône. Aussi, quand ils choisissaient des victimes, c’était parmi les nobles, représentants de l’ancienne république, et ces proscriptions, ces meurtres mêmes les exposaient de plus en plus aux haines, aux longues rancunes et aux vengeances. Mais s’ils frappaient autour d’eux, parmi les grands, ils se trouvaient obligés par cela même de s’appuyer sur les petits, et c’est pour cette cause, non pour remplir leur prétendue mission de tribuns du peuple, qu’ils prirent leur rôle de niveleurs au sérieux. Caligula, Néron devinrent forcément les amis du populaire parce qu’ils étaient les ennemis du Sénat, et leur sympathie allait à la tourbe qui les acclamait et à laquelle ils donnaient le pain en abondance et des fêtes somptueuses. Ils haïssaient la guerre qui avait donné de la gloire aux familles illustres ; ils voulaient ignorer les grands et rêvaient, quoique sans méthode et seulement par lubies et caprices, la destruction des entremetteurs parasites qui vivaient aux dépens de la nation. Aussi Néron resta longtemps populaire : on l’aimait parce que, en effet, il avait voulu se faire aimer des pauvres et des humbles. Mais, hommes quand même, malgré leur divinité, les empereurs