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l’homme et la terre. — grèce

Mais, si peu qu’il existât, le sacerdoce devait, par son esprit de caste, devenir hostile au libre génie des Grecs, tendre même à la trahison. Dans la période du péril suprême, le peuple voulait se défendre et, par le fait même de son énergique volonté, il s’imagina volontiers que les dieux avaient combattu pour lui ; toutefois, les « oracles étaient restés neutres ou équivoques » : il fallut toute la subtilité de Thémistocle pour interpréter dans le sens héroïque une réponse ambiguë de la Pythie. Ne pas se compromettre avec le vainqueur, tel avait été le dernier mot de la sagesse sacerdotale[1].

Sans doute, la perte de l’indépendance des Grecs accrut proportionnellement l’influence du prêtre. Des rites mystérieux comme ceux d’Eleusis attiraient vers eux les désœuvrés et décadents de l’époque, gens vaniteux ou inquiets qui voulaient se faire initier à une prétendue science interdite aux profanes, et sur les collines se pourchassaient, déchaînés dans la fureur des sens, les troupeaux des Bacchantes et des Ménades.

Plus heureux que les Sémites et les peuples de l’Orient lointain, et grâce à la variété, à la rapidité d’allures, aux changements successifs et profonds de leur polythéisme, les Hellènes purent aussi échapper à la tyrannie de livres comme le Zend-Avesta, les Veda et le Chu King, comme la Bible et le Coran. Ce qui, chez les Grecs, se rapprocha le plus des « livres sacrés » par l’autorité sur les esprits, ce furent les poèmes et les drames des grands rhapsodes et tragédiens ; mais il était difficile de trouver dans ces œuvres une règle de pensée, une ligne de conduite pour la nation ; tout au plus, un individu comme Strabon, lui-même Sémite hellénisé[2], donnait-il une sorte de vertu sacrée aux vers de l’Iliade, s’ingéniant à ramener les faits de la géographie aux descriptions d’Homère, mais les conceptions du poète ne pouvaient en rien arrêter le développement normal de la société dans son ensemble, elles ne servaient pas de frein, comme les injonctions de la Bible ou du Coran, pour retarder indéfiniment l’évolution intellectuelle et morale des croyants.

Le polythéisme, tel qu’il se développa dans la Grèce antique, a pour principe l’autonomie de tous les êtres et reconnaît implicitement que toute chose est vivante[3]. Ainsi la religion des Grecs affirmait déjà ce

  1. Edgar Quinet, Vie et Mort du Génie grec, pp. 33, 34.
  2. Jules Baissac, Société nouvelle, mars 1896, p. 316.
  3. Louis Ménard, Polythéisme grec.