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l’homme et la terre. — grèce

donne la même langue, elle les place en un même milieu[1] : les conditions de l’intérêt populaire sont à ce prix ; on n’eût pu tolérer l’intervention d’un interprète entre deux héros qui s’entre-heurtent, animés par des passions furieuses. De même que dans les romans de chevalerie, Croisés et Sarrasins s’interpellent comme s’ils avaient un langage commun, de même, dans le recul des temps lointains, le poète ne se gêne point pour faire converser comme autant de Grecs les guerriers de Troie et leurs alliés venus des profondeurs de l’Asie. Il se peut qu’en réalité le contraste des idiomes, des pensers et des mœurs ait été considérable entre les peuples en lutte ; il se peut que, dans une certaine mesure, la guerre de Troie symbolise un conflit entre l’Europe et l’Asie, analogue à celui qui se produisit pendant les guerres médiques. Qu’on se rappelle le début des Histoires d’Hérodote ! Dès ses premières paroles le grand voyageur, remontant aux origines, établit une différence ethnique entre les Européens et les Asiatiques et rend les Perses solidaires des Troyens : la cause de l’inimitié héréditaire serait bien, d’après lui, la ruine d’Ilion par les Grecs.

Quoi qu’il en soit, le cycle de la civilisation était certainement le même pour tous les riverains de la mer Egée, orientaux et occidentaux. Les uns et les autres avaient depuis longtemps dépassé l’âge de la pierre ; ils étaient encore en plein dans l’âge du bronze, bien que déjà les armes de fer fussent probablement en usage. Un beau vers que trois mille années n’ont pu vieillir revient deux fois dans l’Odyssée (XVI, 394 ; XIX, 13) : « De lui-même le fer entraîne l’homme ». Cette parole, que la répétition même indique comme ayant été un proverbe, ne peut avoir pris ce caractère de dicton que dans un siècle où, pour se battre, les guerriers employaient le fer, le métal dont les bourreaux et les soldats se servent encore pour trancher les chairs, couper les membres et les têtes[2]. Le témoignage des Grecs eux-mêmes est unanime à faire remonter aux Asiates le mérite de la découverte de la fabrication du fer. De toute antiquité les mineurs chalybes, qui vivaient sur les rives méridionales du Pont-Euxin, vers les bouches de FIris, étaient fameux comme fabricants d’armes, et même ils apprirent à durcir le fer, à le

  1. L. von Ranke, Weltgesckiçhte, I, 1, pp. 160, 161.
  2. G. Perrot et Ch. Chipiez, Histoire de l’Art dans l’Antiquité, t. VII, p. 230.