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l’homme et la terre. — égypte

s’établit en Égypte, mais peu à peu, par l’effet de ces empiétements graduels que la légende hébraïque attribue à Joseph. Le maître profita de ce que la multitude du peuple était forcément attachée au sol nourricier pour l’asservir à sa volonté et le transformer en un troupeau d’esclaves. L’agriculture, non plus que le caractère et la civilisation de l’Égypte, ne gagna à cette évolution politique : toute initiative disparut et, après avoir été la chose de pharaons indigènes, la nation devint, et après des milliers d’années reste encore, la proie des étrangers.

Peut-être les invasions des Hyksos furent-elles pour une bonne part dans le répit qui fut accordé aux paysans avant la période de l’oppression définitive et complète. En effet, les Pharaons, menacés par des ennemis puissants, ne pouvaient opprimer leurs peuples à libre caprice ; pour le maintenir dans la fidélité, ils devaient respecter les champs, procéder discrètement à la perception de l’impôt. Or, cette période d’invasion dura longtemps : plus de neuf cents ans, dit Manéthon, cinq cents, d’après un commentateur, deux ou trois cents d’après un autre ; mais, venant par l’isthme de Suez, ils avançaient plus ou moins loin dans l’intérieur de la vallée, et peut-être même ne pénétrèrent-ils jamais jusqu’à Thèbes : la civilisation égyptienne, avec ses sciences et ses arts, put se maintenir contre ces étrangers, la tradition ne fut jamais rompue. Pendant ce temps, les rois égyptiens pouvaient se gérer en héros unis à leur peuple dans une même cause d’indépendance nationale, de même qu’avant Ferdinand le Catholique et Charles Quint, les Espagnols voyaient tout naturellement dans leurs souverains les champions de la foi contre le Maure détesté.

Mais, débarrassés de leurs craintes à l’égard de l’étranger, les Pharaons purent se retourner contre leurs propres sujets et appliquer en toute rigueur le principe de maintenir le peuple pauvre et occupé. Les travailleurs de la terre, désormais privés de la libre disposition de leurs champs, furent sous les Usertesen et sous les Ramsès ces mêmes lamentables fellâhin qui peinaient trois ou quatre mille années plus tard sous les Mehemet-Ali. Ils étaient serfs, soumis en même temps au caprice du maître et à la dure surveillance de la loi. Attachés à la glèbe du champ cultivé, ils ne pouvaient le quitter sans un passeport en règle ; leur vie tout entière s’écoulait dans la compagnie des animaux domestiques, et « quand ils étaient malades, ils restaient couchés sur le sol nu,