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l’homme et la terre. — palestine

ne pouvaient toutefois échapper à ce fait brutal que d’autres peuples rivaux vivaient à côté d’eux, ayant aussi leurs dieux protecteurs. A la lutte sur la terre correspondait une autre lutte dans le ciel : autant de nations ennemies, autant de dieux hostiles possédant chacun son domaine distinct, tantôt agrandi, tantôt diminué par les batailles. C’est en ce sens que Max Müller dit que les Hébreux étaient non monothéistes mais hénôthéistes, adorateurs d’un seul dieu limité à un seul peuple. Yahveh n’était qu’un dieu local, souvent réduit à un bien mince héritage, un dieu comme ceux de Moab et d’Edom, et, quel que fût leur orgueil, ses fidèles devaient pourtant reconnaître que Baal, le dieu des Phéniciens, l’emportait par la richesse de son domaine et par le nombre de ses esclaves. Celui qui changeait de résidence devait en même temps changer de culte. Exilé chez les Philistins, David n’adorait plus Yahveh, devenu pour lui un dieu étranger.

Lorsque le temple de Jérusalem s’éleva sur la montagne de Sion, il ne se dressa qu’en l’honneur du petit dieu local, et même les membres vraiment religieux des tribus du nord qui se rappelaient par l’imagination des anciennes migrations dans le désert, les longues marches sous la direction de la colonne de vapeur ou de la colonne de feu, les entassements de pierres qui servaient d’autels, les superbes montagnes sur lesquelles le Très-Haut descendait comme sur un trône éprouvaient-ils une sainte colère à la vue de cet édifice, bâti à la façon phénicienne, dans lequel le roi Salomon avait la prétention de fixer son dieu[1]. Mais avec le temps, la gloire du sanctuaire se répandit au loin, et malgré la séparation de l’héritage de David en deux royaumes, Juda et Israël, malgré les guerres qui sévirent fréquemment entre les deux moitiés du « peuple élu », le dieu national ne se dédoubla pas en divinités hostiles, l’âme religieuse du monde israélite ne se divisa point. Ce fut là une évolution de la plus haute importance ; le dieu des Juifs prit un caractère plus général : franchissant les frontières, il commença ce voyage autour du monde qui devait un jour, aux yeux des Juifs et des Chrétiens, en faire le dieu unique de la terre entière.

Ce phénomène d’universalisation au profit du dieu Yahveh gagna singulièrement en force, pendant mille années, par suite de toutes les migrations, volontaires et involontaires, qui se firent aux dépens de ce

  1. E. Renan, ouvrage cité, t. II, pp. 258, 259.