Page:Reclus - L’Homme et la Terre, tome 1, Librairie Universelle, 1905.djvu/89

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
71
pays de montagnes

De tous les habitants de l’Europe, les Suisses sont ceux que l’on rencontre, non pas en plus grand nombre, mais le plus méthodiquement distribués dans toutes les parties de la Terre. C’est que la conquête graduelle des industries itinérantes dans toutes les contrées vers lesquelles rayonnent leurs fleuves, Rhin, Rhône, Tessin, Danube, leur enseigna l’art de se distribuer les champs d’exploitation : nulle part la science de l’expatriation n’a été mieux comprise.

L’émigration partielle des montagnards pendant la saison des froidures a dû se produire de tout temps et finalement s’est régularisée avec un rythme partait ; les habitants des plaines inférieures, ainsi visitées périodiquement, se sont accoutumés à ces passages d’étrangers de la même manière qu’au vol des oiseaux migrateurs. Ils devaient les accueillir avec complaisance, puisque ces étrangers leur apportaient les produits de la montagne, choses utiles ou belles à voir, telles que cristaux, plantes précieuses, animaux rares, et qu’ils offraient aussi leur travail temporaire en échange du pain. La nécessité les avait ingéniés à se créer des métiers spéciaux : ils savaient se rendre indispensables, et, grâce à leurs services, passer de peuplade en peuplade sans être molestés. Récemment encore, avant que l’immigration européenne et la construction des chemins de fer eussent changé toute l’économie sociale de l’Amérique du Sud, la tribu bolivienne des Collahuaya, qui fait partie de la nation des Apolistas, dans les montagnes d’Apolobamba, envoyait tous ses adultes dans les contrées des alentours jusqu’à Lima, Valparaiso, Buenos-Aires, Rio-Janeiro même, pour y vendre des simples, des pierres aimantées, des remèdes. Les plus habiles, reconnaissables à leur grand crucifix, avaient une haute réputation comme médecins. Après des années de vie errante, ces Indios del Perù revenaient dans leur pays, portant avec jalousie leur lourde sacoche d’argent, parfois même poussant une caravane de mules chargées. Ils reconnaissaient les enfants nés pendant leur absence et dressaient les jeunes garçons à continuer leur vie de gagne-petit[1].

Ignorant les rancunes locales, les marchands de la montagne qui parcouraient des pays en pleine guerre n’avaient à prendre parti ni pour les uns ni pour les autres ; cependant, toute industrie leur

  1. Lina Beck-Bernard ; Hugo Reck, Bollaert, etc.