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l’homme et la terre. — milieux telluriques

changé pendant la deuxième moitié du dix-neuvième siècle, car l’instruction, avec des conséquences pratiques, a largement pénétré dans la vallée ; peut-être même des industries chimiques ont-elles contribué à modifier la constitution de l’air[1] et les habitants sont-ils moins sédentaires.

Himalaya, Pyrénées, Caucase, Andes américaines ont aussi leurs populations de malingres : les goitreux forment la majorité des habitants dans la longue vallée colombienne du Gauca. Et ce ne sont pas seulement les malheureux villages des hauts bassins fermés qui ont à souffrir de l’absence prolongée du soleil : les gens des villes situées en dehors de la montagne, mais encore à l’ombre de ses parois, en pâtissent aussi. L’amoindrissement de la lumière et de la chaleur solaires entraine forcément une diminution proportionnelle dans l’ampleur des idées et dans la liberté d’esprit.

Aux conditions déjà redoutables du milieu s’ajoute, dans les hautes vallées des montagnes, la claustration imposée par les neiges de l’hiver. Les captifs de ces régions se trouvent alors en plein pays polaire : les neiges s’amassent dans les fonds, elles tourbillonnent sur les hauteurs et s’accumulent au bord des précipices, menaçant de s’écrouler en avalanches sur les groupes de cabanes blotties en quelque creux. Pour ne pas être écrasé, il faut se réfugier en des caves, naturelles ou artificielles, et maintenir, par des galeries sous-neigeuses, la libre communication de l’air avec l’extérieur. Les vivres entassés pendant la belle saison suffisent rarement aux familles troglodytes, qui n’ont pas, comme les marmottes, la ressource de s’endormir alimentées par leur excès de graisse : d’ordinaire, les hommes faits, abandonnant à la solitude empestée les vieillards, les femmes et les enfants, descendent vers la plaine pour y trouver des moyens d’existence ; en même temps ils vont chercher aventure, car le montagnard enfermé sent le besoin d’élargir sa prison. Du haut des promontoires qui entourent sa vallée, il aperçoit le monde à ses pieds ; il voit l’infini s’ouvrir devant lui, et il descend, il chemine toujours plus loin, entraîné par la joie de l’espace vers ces belles plaines dont il admire l’horizontalité. C’était un dicton proverbial dans les Alpes de Savoie, que « Dieu a passé de nuit dans les montagnes et il n’y voyait pas clair. »

  1. Louis Cuisinier, Notes manuscrites.