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l’homme et la terre. — milieux telluriques

Mais la pression des populations à la recherche de la nourriture fait, en mains endroits, pénétrer des essaims sociaux par les portes du rempart, et ces régions, inaccessibles en apparence, se peuplent dans les étendues favorables au séjour des colons.

Les pays montagneux renferment, cachés par les murs extérieurs, des espaces parfaitement délimités, mondes à part bien distincts, qui sont assez vastes, assez pourvus de ressources pour subvenir aux besoins d’une grande population et destinés, par leur isolement même, à devenir le berceau d’une civilisation particulière. C’est ainsi que se sont constitués, dans le Nouveau Monde, les ensembles ethniques nettement déterminés des Nahua mexicains, des Muysca, des Quichua, des Aymara. Divers bassins, entourés d’un superbe amphithéâtre de monts neigeux qui leur versent des eaux abondantes, sont autant de jardins : telle la merveilleuse vallée de Kachmir, avec ses grands lacs, ses prairies à peine exondées. Même la Suisse, en une moitié de son étendue, est une bande de prairies et de campagnes boisées, que le multiple rempart du Jura masque au nord-ouest et transforme en une vallée intérieure.

Mais si les plissements des montagnes enferment de vastes contrées habitables, donnant asile à des nations composées de millions d’hommes, la plupart des hautes régions cachent leurs habitants en des vallées étroites, bassins fermés qu’entourent des rochers, et qui ne contiennent d’ordinaire, entre des escarpements grisâtres, qu’un pauvre tapis de verdure, souvent lâcheté de pierres écroulées, et parfois menacé par des roches pendantes.

Ces prisons communiquent très difficilement avec le reste du monde, et même, en beaucoup de régions montagneuses, leur centre naturel d’attraction se trouve, non sur leur versant de pente, mais sur le versant opposé, dans un bassin fluvial différent. De ce côté, des seuils accessibles par des penchants herbeux, sur lesquels errent les troupeaux, facilitent le passage, tandis que du côté par lequel s’écoulent les eaux, la seule issue est une étroite et dangereuse fissure ; le voyageur préfère souvent se risquer à l’escalade de rochers affreux que de s’engager dans cette gorge où les torrents descendent en cascades, alternant avec de profondes vasques, entre les parois abruptes. C’est ainsi qu’avant la construction de la route moderne, ouverte à grands frais à travers les rochers qui dominent le Guil, le « nant » furieux