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l’homme et la terre. — milieux telluriques

couche d’argile, et les suspendent aux branches, près de leurs cabanes, ou bien les attachent à leurs embarcations et les promènent dans le fleuve. Quelques heures après, les cadavres sont parfaitement disséqués par les poissons, et l’on en dépose pieusement les débris en des corbeilles funéraires.

Même dans l’Europe civilisée, au milieu de populations urbaines parfaitement assouplies aux pratiques modernes, se sont maintenues des coutumes étranges, commandées autrefois par le milieu et justifiées encore par les conditions locales, bien qu’elles aient été grandement modifiées par les changements généraux qu’apporte la civilisation. Ainsi, dans le voisinage même de la puissante Hambourg, premier havre commercial de l’Allemagne et du continent d’Europe, des jardiniers et autres cultivateurs des terres basses riveraines de l’Elbe traversent encore la campagne juchés sur des appareils d’échassiers. A l’est de l’île Noirmoutier, d’autres « maraichins » vivent au bord des « étiers » en des cabanes ou « bourrines », qu’ils construisent en une pâte d’argile mélangée à des roseaux hachés, et qu’ils recouvrent de joncs ou « ronches », alourdis par des couches de boue pour résister au vent de la mer. Les habitants ne peuvent cheminer dans la plaine qu’en se servant de longues perches qui leur permettent de franchir les fossés d’un bond.

Quant aux Lanusquets ou Landescots de la Gascogne, dans le voisinage des lacs qui bordent le littoral, ils offrent en marchant un spectacle unique au monde, vu la hauteur de leurs échasses, dont quelques-unes ont près de 2 mètres. Sur ces pâtis, jadis parsemés de flaques d’eau et de mares sans profondeur, ils n’auraient pu suivre leurs troupeaux de moutons s’ils n’avaient armé leurs jambes de ces « chanques » bizarres. Lorsqu’on aperçoit pour la première fois un groupe de ces échassiers des Landes, on ne peut s’empêcher d’être saisi d’un certain émoi, comme à la vue d’un prodige. Revêtus de leurs peaux de mouton à la laine rongée par le temps, ils passent gravement, en tricotant des bas ou en tordant du fil, au-dessus des « brandes » ou grandes bruyères, des fougères et des joncs, comme si, à l’exemple des magiciens, ils avaient le pouvoir de glisser sur les tiges des plantes sans les courber ; le spectateur reste presque enfoui dans la brousse ; eux, au contraire, semblent marcher en plein ciel, sur le bord de l’horizon. Ils paraissent d’autant plus étranges