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l’homme et la terre. — milieux telluriques

dans les régions non inondées, car ici les termites ont dû se construire plusieurs étages pour monter de palier en palier dans leur demeure d’argile, suivant la hauteur des eaux. De loin, quand on aperçoit une longue forme vivante perchée au sommet de la butte rougeâtre, on ne sait quel est cet être bizarre, un pêcheur avec sa corbeille pleine de poissons ou le grand échassier Balæniceps rex, « le père du Soulier », disent les Arabes, à cause de son grand bec en forme de chaussure.

Les Denka, les Nuêr sont toujours nus : des vêtements les gêneraient pour marcher dans l’eau, et les étoffes humides, gardées sur la peau, seraient la cause inévitable de fièvres. Aussi, comme toujours, l’usage s’est-il transformé en morale, et les Nuêr tiendraient pour honte de s’habiller : les cicatrices du tatouage, les anneaux, les bracelets et les bagues leur suffisent. Les soins du corps exigent qu’on s’enduise la peau pour combattre l’humidité. D’ordinaire, le Denka se roule joyeusement dans la cendre, après chaque feu d’herbes, à la façon des mulets dont on vient d’enlever le bât, et se redresse, tout gris, ou d’un gris bleuâtre, quand la couleur de la peau transparaît sous la poussière , mais le riche pasteur, propriétaire de nombreux troupeaux, s’oint le corps entier d’une substance huileuse, qu’il recouvre ensuite de bouses régulièrement appliquées.

En beaucoup d’autres pays du monde, dans l’Inde et dans l’Indo-Chine, et surtout dans le Matto Grosso brésilien, dans le Gran Chaco du Paraguay et de l’Argentine, vivent d’autres peuplades d’hommes amphibies analogues à celle des Nuêr, cheminant comme eux dans l’eau, comme eux disputant le poisson aux oiseaux plongeurs, et réussissant à élever leur famille sur un sol tremblant formé de roseaux pourris cachant des eaux profondes. Ces êtres, à part des autres hommes, sont bien des prisonniers du marécage, où tout naturel, non accoutumé graduellement au milieu, ne pourrait manquer de périr. Et les Uaraun ou Guaraunos, que Humboldt décrivit après d’autres voyageurs et qu’il a rendus célèbres, ne sont-ils pas aussi des captifs de la nature environnante ? A l’époque où les visita le grand voyageur, c’est-à-dire dans les premiers ans du dix-neuvième siècle, les Uaraun, quatre ou cinq fois plus nombreux qu’ils ne le sont aujourd’hui, auraient encore habité la cime des arbres pendant la période des inondations, quand toutes les îles du bas Orinoco, entre les quarante bras fluviaux,