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l’homme et la terre. — milieux telluriques

les nappes liquides ruissellent sur les fûts des arbres ; les rameaux brisés, gluants et à demi pourris jonchent le sol granitique et pourtant changé en boue coulante : que les averses pénètrent à travers les ramures ou que la buée remonte de la terre, on est toujours dans un bain d’eau ou de vapeurs. Les nuages qui s’abattent et les brouillards qui montent s’entremêlent incessamment et l’homme se trouve, pour ainsi dire, emprisonné dans l’élément fluide qui le trempe et le pénètre. En un pareil milieu, est-il étonnant que les résidants, fort rares, mènent une vie monotone, sans entrain juvénile ? Leur grande préoccupation est de s’abriter.

En beaucoup de contrées que baignent constamment les ondées et les brouillards, l’homme n’a pu même s’établir à demeure, malgré les avantages qu’il pouvait en retirer : notamment, parmi d’autres terres de l’océan Indien, dans la grande île de Kerguelen, que l’on crut d’abord être la pointe avancée d’un continent austral. D’une surface évaluée à quatre ou cinq mille kilomètres carrés, elle offre des surfaces gazonnées qui pourraient être facilement mises en culture : des troupeaux, d’après l’expérience faite par le navigateur John Ross, y réussiraient aussi bien que dans les Falkland des mers américaines, situées sous une latitude plus rapprochée du pôle. La position géographique de Kerguelen — sous le 49e degré — correspondant à celle de Paris, dans l’hémisphère septentrional, n’est point pour effrayer les voyageurs, et la température moyenne de l’île, d’environ 4 degrés centigrades, n’est autre que celle de Kristiania et de Moscou, villes dont le climat est très favorable à un vigoureux développement de l’homme. En outre, Kerguelen, qui possède d’excellents ports parfaitement abrités contre le formidable vent du nord-ouest, se trouve exactement à moitié chemin sur la ligne de navigation entre Le Cap et Melbourne : on comprend donc facilement que le gouvernement français ait tenu à s’assurer la possession d’une terre qui, si elle était utilisée, pourrait avoir une très grande importance dans l’économie générale de la planète ; mais les marins, les baleiniers et les rares naturalistes qui ont visité Kerguelen pour y passer quelques mois, dans les pluies et les tempêtes, n’ont pas raconté leur séjour de manière à encourager les tentatives de colonisation, du moins sur les côtes occidentales, tournées vers l’éternel orage, entourées d’un brouillard intense ; les albatros mêmes ne trouvent point à se nicher dans les rochers. Les