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l’homme et la terre. — milieux telluriques

des plaines, caribous et bœufs musqués, parce que le « frazis » des côtes, ou glace riveraine, s’étend trop au loin des rivages, empêchant d’employer les bateaux de pêche. Mais les Eskimaux du Groenland, habitant au bord de mers profondes que balaie le courant côtier, sont presque exclusivement pêcheurs de phoques, et l’on sait quelle adresse, quel instinct merveilleux ils savent développer pour atteindre leur proie, soit en été dans les eaux libres, soit en hiver au-dessous de la glace, percée seulement d’une étroite cheminée par le souffle chaud de l’animal !

Les outils, les armes de l’Eskimau, destinés à frapper l’être qui fuit sous les eaux, sont des chefs-d’œuvre d’adresse. Les artistes eskimaux rivalisent de zèle pour dessiner, tailler, surtout graver et sculpter (Payne). On dit même que l’ingéniosité des Eskimaux de l’Alaska se serait révélée par la découverte de l’hélice ; en mécanique, ils seraient donc allés plus loin que les Grecs dans toute leur gloire d’inventeurs ! C’est à la pointe de leurs flèches qu’ils appliquaient la courte hélice, courbée uniformément dans le sens de la gauche[1].

Pourtant, malgré la merveilleuse sagacité du chasseur, le gibier manque souvent ; la faim, la terrible faim sévit parfois, et cette faim, toujours imminente, explique des traits de mœurs que ne comprennent pas les populations sédentaires, comptant sur leurs récoltes annuelles. Ainsi les liens de famille se nouent et se dénouent forcément, suivant les nécessités de la pêche et de la chasse. Une femme du campement Point-Barrow est elle devenue trop faible pour s’attacher comme porteuse à une expédition, elle est par cela même divorcée et reste à la colonie avec les vieillards et les enfants ; le mari se fait accompagner par une femme plus forte, capable de subir toutes les fatigues, de s’exposer à tous les dangers du voyage.

D’autres fois, le salut commun oblige les pêcheurs à laisser derrière eux un compagnon malade ou blessé, de même que, pendant les tempêtes, les matelots européens abandonnent, désespérés, leur camarade tombé à la mer. Comme en tous les pays du monde, des scènes de cannibalisme ont eu lieu dans les régions du Grand Nord pendant les périodes de famine absolue ; mais en nombre de communautés innuit, les sacrifices sont réglés d’avance pour l’intérêt commun. Souvent les

  1. Ed. Krause, Globus, vol. LXXIX, n° 1, 3 Januar 1901.