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monts de l'arche

en leur propre faveur, et dans maint journal on a pu lire que le véritable Ararat sur lequel s’arrêta le « coffre de Noé » fut une montagne de leur patrie.

Quoique les deux mythes du Paradis et du Déluge soient bien différents l’un de l’autre par le cadre qui les enferme, cependant ils contiennent au fond une même idée, celle de la naissance ou renaissance de l’homme, une première fois dans le « jardin de volupté », une seconde fois au sommet de la montagne ou s’arrêta l’arche. Aussi y eut-il tendance naturelle des peuples à localiser ces mythes au même endroit[1] et d’y ajouter celui du séjour terrestre des dieux.

La légende racontée par la Bible[2] au sujet des deux fils d’Adam, le laboureur et le pâtre, expose, sous une forme transparente, l’évolution que produisit l’agriculture babylonienne dans l’ensemble du savoir humain, car, très certainement, le mythe enfermé dans ce fruste récit n’est pas d’origine hébraïque : il est trop contradictoire pour qu’on puisse l’expliquer autrement qu’en le débarrassant des faussetés évidentes, introduites par un maladroit copiste, probablement un scribe de temple juif. En effet, quoique les Israélites connussent parfaitement l’agriculture à l’époque où fut reproduit par eux le document relatif aux deux frères Cain et Abel, les souvenirs de l’ancienne société patriarcale leur montraient dans l’état de berger le véritable âge d’or de leur race : à leurs yeux, la condition de pasteur, celle des ancêtres Abraham, Isaac et Jacob, était celle qu’un devoir pieux les obligeait de glorifier par-dessus tout. De là cette substitution du berger au laboureur comme être spécialement favorisé de Dieu.

D’après la forme judaïque de la légende, la divinité sensuelle, qu’avaient séduite les viandes de choix grillées sur l’autel et bien arrosées de graisse fumante, aurait tout spécialement agréé l’offrande du berger Abel et repoussé les fruits présentés par l’humble laboureur. Cette injustice flagrante du dieu Carnivore aurait été la cause de la première haine et du premier meurtre parmi les hommes. Et cependant l’ensemble de l’histoire nous montre que les bénédictions de l’intelligence, des inventions, des progrès de toute nature vont précisément au frère maudit. C’est lui, le laboureur, que la légende, sous sa forme

  1. Fr. Lenormant, Les Origines de l’Histoire, tome II, pp. 45 et suiv.
  2. Genèse, chap. IV.