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actions cosmiques

nes », l’affranchissement de l’idée chrétienne, « vraie avant toutes choses ». C’est dire que le rythme de l’histoire n’aurait d’autre règle que la fantaisie de l’écrivain.

A chaque phase de la société correspond une conception particulière de l’histoire. La théocratie a ses historiens qui voient les choses et jugent les hommes à leur façon, en se laissant aller à ce qu’ils croient être l’inspiration divine ; la monarchie aussi a ses écrivains qui comprennent les événements suivant leur éducation, leur compréhension propre, et qui peignent la vie de l’humanité sujette comme une ombre contrastant avec la splendeur glorieuse du souverain ; les aristocraties diverses, la bourgeoisie moderne possèdent également des interprètes spéciaux qui voient par les yeux, entendent par les oreilles, pensent d’après les intérêts et les préjugés de leurs maîtres. Enfin chaque nation, chaque cité, chaque petit clan de civilisés, chaque institution se fait représenter dans l’histoire par une image conçue à son point de vue propre, reculant à l’arrière-plan tout le reste du monde. Que l’on compare deux récits de forme impartiale dus à des écrivains honnêtes, mais de patriotismes rivaux, qui racontent une bataille livrée à la pleine lumière de ce siècle, et qui étayent leurs discours de documents détaillés, de statistiques réputées précises, quelle différence entre les deux versions ! Et que penser alors de l’histoire des temps sur lesquels nous ne possédons que des livres ou de simples fragments écrits, sans le contrôle d’aucune critique, par les représentants d’un seul peuple ou d’une seule caste, en vue de l’intérêt d’un petit groupe ou même d’un seul individu ? Evidemment, les faits matériels relatés par les ancêtres ne peuvent inspirer aucune confiance, puisqu’ils ne sont pas éclairés par la discussion des témoignages contradictoires : les détails n’ont d’autre intérêt que celui de l’anecdote. Dans la recherche de la vérité historique, il faut se borner à regarder comme acquis les phénomènes généraux, les grands mouvements de va-et-vient que constate la marche de la civilisation prise dans son ensemble.

Mais il ne suffit pas de connaître l’incertitude des annales et légendes réunies sous le nom d’histoire ; ce que nous avons appris une fois continue de hanter notre cerveau, et, malgré nous, toutes sortes d’erreurs et de mensonges prennent dans nos souvenirs la place de vérités.