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l’homme et la terre. — familles, classes, peuplades

de quelque pays inconnu ? Le Dayak se vante d’avoir un poignard pour ancêtre[1] ; de même, c’est un grand honneur dans nos sociétés modernes d’être tenu pour le descendant d’hommes qui se sont illustrés par l’usage de la francisque, du glaive ou de l’arquebuse.

Le meurtre religieux, inspiré et réglé dans ses détails par la magie, devait en mainte circonstance être accompagné de repas anthropophagiques. Certes, le cannibalisme peut avoir chez les fugitifs la faim pour cause première, comme il l’a eue tant de fois pendant la période historique, dans les villes assiégées, sur les radeaux perdus en mer, dans les expéditions aventurées au milieu des glaces, des neiges ou des forêts vierges. Mais chez les hommes, aussi bien que chez les animaux, ces faits sont exceptionnels : il se produisent cependant, notamment dans l’Afrique nigérienne où la ville d’Ibadan avait encore il y a moins de vingt ans ses marchés toujours fournis de chair humaine considérée comme simple viande de boucherie. Au contraire, les repas dans lesquels l’homme se nourrit de son semblable par acte religieux sont toujours des cérémonies ayant un caractère de noblesse et de gravité. S’agit-il pour un guerrier de dévorer le cœur ou le cerveau d’un ennemi afin de s’incorporer le courage et la pensée de l’adversaire égorgé, c’est là un acte d’importance majeure dans l’existence de l’homme qui va se doubler ainsi en énergie physique et en force morale. Mais la manducation de la chair présente une signification bien plus grande quand il s’agit d’une victime plus qu’humaine.

Il semble d’abord que pareil fait soit complètement impossible, puisque les dieux sont plus puissants que l’homme. Toutefois celui-ci, inspiré par la passion frénétique du moi, peut accomplir des miracles, grâce à la subtilité des prêtres. Souvent, dans les dangers suprêmes d’une nation, les victimes ordinaires des sacrifices, bœuf ou agneau sans tache, pures jeunes filles, beaux jeunes gens sans défaut, ne suffirent pas à conjurer le courroux du dieu. Il fallut lui offrir des fils de rois, des rois eux-mêmes et jusqu’à des fils de Dieu : les fidèles, condamnés d’abord sans possibilité apparente de rémission, purent ainsi renouveler leur chair et leur sang par la chair et le sang d’un dieu, qui meurt, mais pour renaître aussitôt, qui se donne en sacrifice, mais pour resurgir comme juge souverain des vivants et des morts. Dans le

  1. De Baeker, Archipel Indien.