Page:Reclus - L’Homme et la Terre, tome 1, Librairie Universelle, 1905.djvu/312

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
294
l’homme et la terre. — familles, classes, peuplades

faisons en portant sur nous des médaillons, des cheveux, des souvenirs de nos morts.

La manducation des cadavres, quoique provenant d’un sentiment de solidarité des plus intimes de la part des survivants, est assez rare parmi les hommes, et d’ordinaire, on laisse les morts retourner aux éléments primitifs par voie de décomposition lente. Les chairs sont presque toujours sacrifiées, tandis que, dans un très grand nombre de tribus, on garde les os, surtout les crânes et les tibias ; les riverains de l’Orénoque livrent les cadavres à la dent des poissons, ailleurs on les remet aux fourmis afin que le squelette promptement nettoyé puisse être gardé comme fétiche[1].

Sous quelque forme que persistent les corps, ils n’en sont pas moins censés vivre toujours, et il convient de les nourrir régulièrement, soit par d’amples repas, qui pouvaient devenir fort coûteux à la famille ou à la communauté, soit par l’offrande de miettes et gouttelettes, que l’on pensait devoir être suffisantes comme aliments de simples ombres : c’est ainsi que les Grecs et les Romains inclinaient leurs coupes de boisson sur le feu pour qu’un filet crépitant du précieux liquide leur conciliât les dieux et les génies. On munissait le mort d’un bâton pour qu’il continuât au delà du tombeau le voyage de la vie, peut-être vers des parages plus heureux ; dans les contrées où l’homme avait déjà su domestiquer des animaux porteurs, on lui donnait le cheval ou le bœuf pour compagnon, et le Viking des côtes septentrionales recevait un bateau pour continuer ses voyages de découverte et de conquête sur les rives nouvelles.

Le numéraire était-il connu chez les amis du mort, on lui remettait au moins une pièce pour qu’il trafiquât encore utilement avec les gens d’outre-tombe ; par un respect superstitieux des anciennes coutumes, les contemporains de Socrate et de Sénèque observèrent, et même, en beaucoup d’endroits, nombre d’Européens observent encore cette pratique funéraire. Enfin, quand le défunt était un grand chef, on le faisait accompagner sur le bûcher ou dans la fosse sanglante par toute une cour de guerriers, de femmes et d’esclaves.

Ainsi dans l’immense multitude des morts qui remplissent l’espace,

  1. Félix Regnault, Bulletin de la Société d’Anthropologie, séance du 9 janvier 1896.