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l’homme et la terre. — familles, classes, peuplades

êtres adorés, vrais ou imaginaires, les « fétiches » — très bien nommés ainsi par les Portugais, feitiços ou « factices » — s’étagent suivant une certaine hiérarchie qui se ressemble d’un bout du monde à l’autre[1].

La bête féroce de même que le puissant animal ami sont parmi les grands fétiches. Les personnages exceptionnels, les magiciens guérisseurs et le roi, « mangeur d’hommes », occupent aussi un rang très élevé dans l’infini des personnes divinisées, de même que les êtres collectifs de la nature qui, tout en se composant d’un nombre infini de molécules indépendantes, apparaissent néanmoins comme des individus gigantesques, la Source, le Ruisseau, le Fleuve, la Montagne, le fier Promontoire, le vaste Océan, les Nuages, la Pluie, les Rayons solaires, la Terre elle-même, la féconde Gaïa, de laquelle nous sommes tous issus et dans laquelle nous rentrerons tous. Les points cardinaux, régions de l’espace indéfini, sont également des dieux pour les Mongols, les Yakoutes, les Russes yakoutisés[2]. Enfin le Ciel, dans toute son immensité, n’est pour ceux dont il embrasse la planète en sa rondeur infinie qu’un seul et grand individu qu’il faut craindre et supplier comme tout autre corps avec lequel l’homme se trouve également en contact. En toute logique on a donc pu considérer le peuple chinois, naguère adorateur des génies de la Terre et du Ciel, comme ayant à peine dépassé dans son évolution la période du fétichisme, et, en vérité, quels adorateurs pourraient s’imaginer qu’ils se sont développés en dehors de cette religion universelle[3] ?

Ainsi les millions et les milliards d’êtres redoutés qui représentent les âmes d’autant de corps distincts peuvent se résumer en un immense fétiche comme la Terre ou le Ciel. Les dimensions prodigieuses de ces dieux supérieurs n’empêchent point qu’on croie également à l’influence des tourbillons de déicules infiniment petits, et précisément les Chinois, qui célèbrent la fête du Ciel en de si minutieuses cérémonies, apportent encore beaucoup plus de sollicitude dans les mille observances qu’exige le culte du feng-chui, c’est-à-dire de la multitude sans fin des esprits de l’air et de l’eau ; nulle part l’art magique de se rendre les génies favorables n’a pris plus d’importance que dans la « Fleur du Milieu ». L’histoire moderne du monde chinois a été en grande partie déterminée

  1. De Brosses, Du Culte des dieux-fétiches, Paris 1760.
  2. Deutsche Rundschau Jahrgang XVII, Heft 12.
  3. Pierre Laffite, General View of Chinese Civilisation.