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l’homme et la terre. — familles, classes, peuplades

La propriété se constitua ; toutefois ce ne fut point la propriété telle que les économistes la comprennent aujourd’hui. Les primitifs étaient naturellement portés à considérer comme leur appartenant la pierre qu’ils avaient taillée ou le vase qu’ils avaient formé de leurs mains, et même lorsqu’ils donnaient à d’autres cet objet fabriqué par eux, le libre don établissait nettement leur qualité de propriétaire, mais ils ne s’imaginaient point, que la carrière d’où ils avaient retiré le silex, ou le champ de lave qui leur avait fourni l’obsidienne nécessaire à leur industrie pussent devenir leur propriété personnelle.

Ils ne s’attribuaient point la savane, le fleuve ou la forêt comme leur domaine particulier, et n’auraient même pu se figurer que pareille mainmise eût été possible, car rien dans les mœurs de la tribu maternelle ou dans celles des autres peuplades qui parcouraient la Terre n’aurait pu les préparer à cette conception des choses. Pour la recherche de la nourriture ne fallait-il pas suivre librement la piste de l’animal à travers l’étendue herbeuse ou boisée, ou bien ramer, voguer vers les phoques ou les bancs de poissons ? Notre ancêtre avait toujours devant lui l’espace illimité. Même lorsqu’il commença à cultiver le sol, il se réservait de changer l’emplacement des semailles après sa récolte et tout compagnon qui venait reprendre la terre abandonnée par lui était le bienvenu. Le moissonneur ne se considérait pas comme propriétaire du terrain producteur plus que ne l’est la marmotte après avoir engrangé ses récoltes de graines à la fin de l’automne.

Seulement, en l’absence de tout droit écrit, un sentiment d’équité naturelle devait régler les rapports entre les diverses peuplades. Une sorte de « droit des gens », né de l’état même des choses, interdisait au groupe de chasseurs, de pêcheurs ou de fouilleurs la poursuite de son industrie en un territoire habité par un autre groupe, et ces conventions tacites, favorables à l’intérêt de tous, étaient généralement observées. La propriété collective se constituait donc, sans que des limites précises indiquassent le partage des domaines entre les tribus, et souvent même des espaces déserts, des lisières ou « marches » sans occupants restaient soigneusement évités de part et d’autre afin qu’il n’y eût aucun prétexte de conflit. Ainsi purent se maintenir longtemps des propriétés collectives où le travail et le parcours en commun, avaient la même jouissance de tous pour corollaire ; mais le seul fait