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l’homme et la terre. — familles, classes, peuplades

Mais là où l’agriculture devient le travail exclusif des femmes, là où les maris et les fils sont presque toujours occupés au dehors, à la chasse, à la pêche, à la guerre, la situation est absolument différente, là c’est à la femme qu’appartient le rôle utile par excellence dans l’économie générale de la tribu. L’agriculture lui fournit des récoltes de quantité à peu près constante, tandis que les produits apportés par l’homme varient suivant les aventures, les hasards et le temps. La prospérité commune dépend absolument de la bonne gestion des mères, de leur esprit d’ordre, de la paix et de la concorde qu’elles introduisent dans la maisonnée. L’affection naturelle que leur portent les enfants groupés autour d’elles se développe en une sorte de religion. Nulle décision ne peut être prise sans qu’on les ait d’abord consultées : dispensatrices absolues de la fortune familiale, elles finissent même par devenir les régulatrices de toutes les affaires sociales et politiques ; quoique les plus forts, les mâles s’inclinent devant la souveraineté morale.

Chez les Wyandot de l’Amérique du Nord[1], le grand conseil de la nation se composait de quarante-quatre femmes et de quatre hommes, lesquels n’étaient en réalité que les agents exécutifs de la volonté féminine[2]. Mais dans les sociétés plus développées, où l’agriculture a pris une telle importance relative que l’homme abandonne presque complètement la chasse et la pêche pour labourer avec force le sillon, le pivot social change dans le groupement des individus, et de la grande famille matriarcale évolue la grande famille patriarcale, comme nous la trouvons chez les anciens Chinois, chez les Japonais et les Romains (H. Cunow).

D’ailleurs, le mot de « matriarcat » prête à confusion. On s’imagine volontiers que l’autorité de la mère sur les enfants implique la domination dans la famille et du moins l’égalité de la femme avec le père ; mais ce sont là choses très différentes.

La puissance maternelle n’empêche nullement la brutalité du mari : il n’y a, pour ainsi dire, que simplification du travail dans le gouvernement de la famille. Ainsi, chez les Orang-Laût, qui habitent la péninsule de Malaca, les enfants appartiennent à la mère seule, ce qui est bien le régime du matriarcat ; néanmoins la femme mène

  1. Heinrich Cunow, Le Devenir social, avril 1898, pp. 335 à 341.
  2. J. W. Powell, Wyandot Government.