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l’homme et la terre. — familles, classes, peuplades

tume. Ainsi, les Siah-Poch, ou « Noir-Vètus », de l’Hindu-kuch étaient strictement obligés, par la tradition, à prendre femme en une tribu différente de la leur ; se glissant près de la cabane où dormait la fille convoitée, l’amant y lançait une flèche teinte de sang, prêt, s’il le fallait, à verser vraiment le sang de ceux qui voudraient lui barrer la route. Ce fut aussi le cas chez les anciens Germains, qui employaient le mot brut-luft’ (course à la fiancée) dans le sens de mariage[1].

De même, dans la Balkanie occidentale, le Mirdite, ou « Bon-Vivant », de religion chrétienne et de mœurs républicaines, considérait naguère comme un déshonneur de ne pas avoir pour épouse une fille enlevée au musulman de la plaine, l’ennemi héréditaire. Celui-ci défendait souvent avec vaillance la fille ou sœur qu’on cherchait à lui enlever ; mais, sachant que l’enlèvement des femmes était pour les montagnards la règle de tradition, une « loi de nature », il acceptait d’ordinaire avec tranquillité d’âme le fait accompli, d’autant plus que, lors d’une de ces trêves qui interrompent, de temps en temps, les guerres de frontière, il pouvait compter, d’une manière presque certaine, sur l’acquittement d’un prix d’achat, fixé d’après la coutume. Dans ce cas, l’enlèvement est devenu la forme médiaire entre le rapt primitif et le pur achat — tel qu’il se pratiquait naguère chez les Tcherkesses du Caucase ; c’est de là que dérivent les cérémonies plus ou moins compliquées du mariage d’argent, qui, de par les conditions de la propriété, est naturellement la règle dans les sociétés policées du monde européen.

Si l’enlèvement réel existe encore, combien plus les rites traditionnels qui témoignent de la forme primitive des mariages exogamiques[2] ! Les exemples de cette survivance se pressent dans l’histoire. En Grèce, en Inde, on se souvient du mariage « héroïque », de l’union pratiquée suivant le mode dit Rakchasa ; dans toutes les parties de la Terre, des tribus simulent la forme primitive du rapt ; l’enlèvement des Sabines par les Romains se reproduit de tous côtés par des jeux et des fêtes où l’on tire encore les épées, où l’on brandit encore les massues, mais où l’on ne verse plus le sang, On peut même se demander si, par l’effet d’un travail continu d’évolution, les garçons d’honneur qui,

  1. Max Müller, Essais de Mythologie comparée, trad. de G. Perrot, page 307.
  2. Mac Lellan, Primitive Marriage.