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l’homme et la terre. — origines

ments et glapissements en un véritable langage. Eh bien, à ce grand tournant de l’histoire, les nations étaient constituées en groupes absolument distincts, et les langues qui prirent corps se donnèrent des radicaux d’origines tout à fait diverses, suivant un génie propre pour la formation et l’accent des mots, pour la logique et le rythme de la phrase[1].

Les dialectes aryens, sémitiques, ouraliens, berbères, bantou, algonquins sont mutuellement irréductibles : ce sont les parlers de peuplades qui, à l’époque où leur langue se délia, se trouvaient en des milieux tout à fait différents, constituaient en réalité des espèces ou des humanités à part. En datant de ces temps anciens l’histoire des hommes, on peut dire qu’elle commence par le polygénisme. Alors, les nations éparses sur la Terre ne pouvaient avoir aucune conscience de leur unité. Autant de groupes glossologiques, autant de mondes humains mutuellement étrangers[2]. Voici donc quel est, pour l’histoire de l’humanité, le point de départ certain dans la succession des temps : la naissance polygénique, en diverses parties de la Terre, de langages irréductibles correspondant à divers modes de sentiment et de pensée.

Combien de ces parlers naquirent ainsi, et quelle fut la durée du cycle pendant lequel les divers ancêtres des hommes actuels acquirent cette faculté capitale, condition première de l’être humain tel que nous le comprenons aujourd’hui ? On ne peut le savoir, et d’ailleurs il est certain que, dans la lutte pour l’existence, nombre de ces langues primitives ont disparu ; quant à celles qui persistent, l’inventaire n’en est pas encore terminé ; on n’a guère classé méthodiquement que les groupes de dialectes parlés par les nations principales. Il reste à étudier et à fixer avec précision la place de toutes les séries de formes verbales usitées par les diverses peuplades du monde entier. Cependant, on peut essayer de dresser des cartes glossologiques provisoires qui, tout en constatant l’état actuel de la polygénie linguistique, témoignent aussi des prodigieuses conquêtes accomplies par les langues envahissantes.

Par delà ces âges qui virent la naissance intellectuelle de l’homme véritable, l’être que l’usage de la parole devait faire progresser si merveilleusement n’était en réalité qu’un animal, ne se faisant comprendre que par des gestes, des jappements et des miaulements sem-

  1. Renan, Histoire du Peuple d’Israël, I, p. 2 ; Hæckel, Anthropogenie, 2e vol. p. 679.
  2. Faidherbe ; Hovelacque, Linguistique.