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l’homme et la terre. — peuples attardés

l’itinéraire à suivre[1]. Le détroit de Torres, parsemé d’écueils, est encore fort dangereux à parcourir, et le seul document que l’on possède pour se guider, notamment dans le détroit périlleux ouvert entre les îles de Mabuiag et de Buron, est dû à un navigateur indigène[2].

Le trafic entretenait constamment les rapports, même entre tribus très sédentaires. Les échanges de denrées, de marchandises, de mythes et d’idées se sont toujours faits de peuplade à peuplade, non seulement par les prisonniers de guerre, dont la plupart finissaient par être plus ou moins des membres adoptifs de la tribu victorieuse, mais aussi par des tribus spéciales que leur travail utile protégeait efficacement dans tous leurs voyages. Même pendant les guerres d’extermination, ces francs voyageurs, hommes et femmes, avaient un caractère sacré, car toute coutume se transforme graduellement en rites religieux. De tout temps on connut ce que les ouvriers en quête de travail appellent maintenant le « grand trimard »[3], et grâce à ces nomades se fit, plus qu’on ne croit, l’éducation du monde ; de proche en proche, tout se transmettait, choses et pensées, d’un bout de la terre à l’autre[4].

De nos jours, on ne peut que (difficilement se rendre compte de la part que prirent les tribus marchandes dans l’histoire de l’humanité, car les colporteurs et industriels errants ont singulièrement décru en importance comme porteurs de nouvelles depuis que les courriers, les estafettes, la poste, les télégraphes et les téléphones les ont remplacés ; ils ne représentent plus que la survivance méprisée ou même haïe d’une classe jadis vénérée ; mais autrefois ils eurent dans le développement de l’humanité une influence capitale, car c’est grâce à eux que les hommes apprirent leur parenté commune. Il fut un temps où ces passants, allant de peuple en peuple à travers la terre, représentaient par leurs allées et venues la circulation sanguine et nerveuse dans l’immense corps social. Ainsi que le fait très justement remarquer un missionnaire, parlant des mœurs si hospitalières des Mongols, comment n’accueillerait-on pas

  1. Hernheim, Beitrag zur Sprache der Marshall Insein ; — Kubary, Mitteilungen der geographischen Gesellschaft in Hamburg, 1880.
  2. Haddon, Report of the Anthr. Expédition to Torres Straits, vol. V, 1902, p. 60.
  3. Tramp-System, en anglais.
  4. A. F. Bandelier, The Gilded Man, 1893, p. 7.