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sociabilité

à former un tout, tribu ou nation, ayant sa physionomie particulière. Souvent les limites en sont des plus nettes et ces limites mêmes ont influencé ou dicté le choix du lieu de séjour. Une île, un îlot ou une presqu’île, une vallée de montagnes entourée de hauts rochers, un plateau circonscrit par des précipices, une plaine féconde que dominent des talus stériles, le pourtour luxuriant d’une source, sont autant de ces corps préexistants dont un groupe humain est devenu l’âme.

La sociabilité naturelle à l’homme fut l’origine vitale de toutes ces cellules distinctes. De tout temps, même aux époques où les tribus primitives erraient dans les selves et dans les savanes, la société naissante s’essayait à produire ces groupements qui plus tard devaient s’agrandir en cités : les bourgeons destinés à pousser en si puissants branchages pointaient déjà sur le pourtour de la tige. C’est donc en pleine sauvagerie qu’il convient d’étudier les forces créatrices à l’œuvre pour la naissance des agglomérations humaines qui devaient constituer un jour des villes, des métropoles, de vastes républiques. Nulle part nous ne rencontrons de peuplades chez lesquelles l’idéal soit le complet isolement, à moins qu’elles ne vivent dans une terreur constante de l’étranger : leur existence devient un lent suicide. Le besoin de solitude parfaite est une aberration que peuvent se permettre, dans un état de culture avancée, des malheureux affolés par le délire religieux, ou brisés par les douleurs de la vie, comme les fakirs et les anachorètes ; encore agissent-ils ainsi parce qu’ils se sentent quand même solidaires de la société ambiante, qui leur apporte chaque jour le pain nécessaire, en échange de prières et de bénédictions. Si le dévotieux était ravi d’une extase parfaite, il exhalerait l’âme au lieu même de son prosternement, et le désespéré se laisserait mourir comme la bête blessée qui se cache dans l’ombre de la forêt.

L’homme sain de la société sauvage, chasseur, pêcheur ou pasteur, aime à se trouver avec ses compagnons. Le souci de son labeur l’oblige souvent à guetter solitairement le gibier, à poursuivre le poisson dans un étroit esquif, battu des flots, à s’éloigner du gîte commun pour rechercher de meilleurs pâturages, mais dès que les amis peuvent se réunir, pourvus de vivres en suffisance, ils reviennent vers le campement commun, point initial de la cité.