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l’homme et la terre. — travail

plus souvenir des faits pacifiques, des événements qui n’ont provoqué la terreur ni le désespoir : il ne se rappelle que les « années terribles » et rapporte à ces dates fatales les résultats de toute nature, mauvais ou bons, qu’il faudrait distinguer nettement les uns des autres et répartir diversement suivant les causes qui les ont déterminés. Qu’on ne se berce donc point d’illusions : la haine naît de la guerre et l’engendre ; l’amour entre les hommes a pour cause l’harmonie des efforts. C’est encore à l’entr’aide qu’il faut rapporter les conséquences heureuses qui semblent dériver de l’entre-lutte.

Mais que de fois la guerre a-t-elle poussé ses conséquences jusqu’à leur extrême limite, que de fois a-t-elle été logique jusqu’au bout, en entraînant l’extermination définitive d’une tribu, ou même d’un peuple, d’une race, et en supprimant ainsi toute possibilité de progrès, puisqu’il n’y avait plus d’êtres vivants pour en jouir ! La haine, comme l’amour, naît facilement entre les hommes. Elle éclate en passion soudaine chez les jeunes qui courtisent une même femme ; elle lance également l’une contre l’autre des peuplades qui recherchent un même lieu de chasse, de pêche ou de séjour. Et ce n’est pas seulement le conflit des intérêts qui fait surgir la haine : il suffit que les différences d’aspect, de taille, de couleur, d’aptitudes soient très marquées pour que, spontanément, les inimitiés jaillissent. Les fourmis noires et les fourmis rouges se livrent de terribles batailles ; hommes noirs, roux, jaunes, basanés et blancs s’entre-heurtent aussi volontiers, mus par l’imagination naturelle d’appartenir à d’autres races, peut-être à d’autres humanités.

On se hait aussi à cause du contraste que présentent les genres de vie. Dès l’origine, au lendemain de la création, la légende biblique nous montre deux hommes, un berger et un laboureur, qui se disputent jusqu’à la mort de l’un d’eux. Il est vrai que, d’après la même légende, cette haine était voulue de Dieu, puisque celui-ci, refusant l’offrande du laboureur, fit naître la rancune contre le frère privilégié. Et sans cesse avivées par les récits, par les chants de guerre, par le renouvellement des conflits, les haines se survivent bien longtemps après les causes qui leur ont donné naissance : elles prennent un caractère atavique. Les professeurs allemands n’ont-ils pas donné, en toute sincérité, au peuple de France le nom « d’ennemi héréditaire » ? Et, pour dire les choses tout simplement, n’est-il pas vrai que, pendant long-