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l’homme et la terre. — travail

développé embrasse désormais le bien-être de l’humanité entière[1].

Mais il y a des retours, et terribles parfois, dans la marche du progrès humain. L’entr’aide, qui a tant fait pour développer d’homme à homme et de peuple à peuple tous les éléments d’amélioration mentale et morale, laisse souvent la place à l’entre-lutte, au féroce déchaînement des haines et des vengeances. C’est parmi les chasseurs, les tueurs de profession que naquit presque partout cette fureur d’extermination entre les hommes. La chasse que le carnivore fait aux animaux et qui est déjà une véritable guerre, développant chez l’homme comme chez la bête les instincts de ruse et de cruauté, a pu devenir indirectement la cause de la guerre proprement dite, des entreprises haineuses en vue de l’extermination des semblables, car le chasseur, toujours préoccupé de trouver la nourriture en suffisance, ne peut regarder que de très mauvais œil le rival qui lui dispute sa proie : le moment vient où la haine éclate et où les armes sont tournées par l’homme contre un autre homme[2]. Cette première guerre, née de la chasse, a pour objet la suppression de concurrents, et combien d’autres guerres suivent, toutes inspirées par le même âpre désir de capture et de domination !

Par un singulier renversement des choses, c’est ce choc brutal entre les hommes, c’est la « guerre mauvaise », comme l’appelle Homère, que nombre d’écrivains affectent de célébrer ou même glorifient parfois, sincèrement, comme la plus grande éducatrice de l’humanité. Il faut y voir la survie des anciennes croyances à la vertu du sacrifice, causées par la terreur de l’inconnu, par la crainte des esprits méchants qui volent d’ans l’air, des mânes inassouvis qui veulent renaître en faisant mourir les vivants.

« Sache qu’il faut du sang pour faire vivre le monde et les dieux, du sang pour maintenir la création entière et perpétuer l’espèce. N’était le sang répandu, ni peuples, ni nations, ni royaumes ne conserveraient l’existence. Ton sang versé, ô médiateur, étanchera la soif de la Terre, qui s’animera d’une vigueur nouvelle » ! Ainsi chantaient les Khond de l’Inde Centrale, égorgeant une victime de propitiation pour partager la chair, féconder leurs champs, sanctifier leurs foyers[3].

Nulle cité, nulle muraille ne fut fondée jadis, chez certains peuples,

  1. Auguste Comte : Philosophie positive, 1869, p. 494.
  2. G. de Molinari, Grandeur et Décadence de la Guerre, pp. 6, 7.
  3. Elie Reclus, Les Primitifs, p. 374.