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l’homme et la terre. — travail

sol, l’aspect du terrain, quelques traits de soc lui indiquent les endroits favorables : il y jette son grain, et, si l’espace utilisé n’est pas suffisant, il va plus loin à la découverte d’un autre champ temporaire. Pour le pacage des troupeaux, il lui faut connaître le pays sur une très grande étendue, des milliers et des milliers de kilomètres carrés. Il doit savoir par tradition ou par étude personnelle pendant combien de semaines ou de mois il pourra rester sur le pâtis, s’il existe fontaine ou ruisseau dans le voisinage, quelles tribus, pacifiques ou guerrières, il rencontrera dans son parcours, quels chemins, quels jours de l’année s’ouvrent devant lui pour la « transhumance »[1].

Les modifications politiques et sociales dues à l’ensemble du progrès humain ont aussi pour résultat de changer les frontières entre les états de civilisation : suivant les vicissitudes des conflits et les invasions des peuples, on voit, comme dans l’Amérique du Nord et dans la Mongolie méridionale, des agriculteurs envahir les contrées des peuples chasseurs ou bergers et les annexer au domaine de la charrue ; d’autres fois, au contraire, il se fait un retour offensif des nomades qui, reconquérant le sol sur des résidants, laissent l’herbe et la brousse reprendre possession des champs cultivés et, complètement impuissants à conquérir leur pain par les semailles, doivent se nourrir de gibier ou de la chair des bêtes qu’ils poussent devant eux à travers les guérets en friche : c’est là un recul de civilisation dont l’antique Chaldée, le Haurân syrien, certaines régions de l’Asie centrale sont des exemples.

Dans le Nouveau Monde, où manquent les peuples pasteurs, la transition ne peut se faire que de l’état de primitifs, s’occupant de chasse ou de pêche, à celui de civilisés, bergers, agriculteurs et industriels.

Aucun degré de civilisation n’est absolument un, parce que la nature elle-même est diverse et que les évolutions de l’histoire, spécialement déterminées, s’accomplissent partout d’une manière différente. Il n’est guère de sociétés d’agriculteurs dans lesquelles ne subsistent aussi des chasseurs et des pêcheurs. Les Peaux Rouges, si ardents à la chasse du bison, étaient aussi de zélés cueilleurs de riz, presque des agriculteurs : ils semaient et récoltaient le maïs. Une des

  1. La Tunisie (publication officielle), tome I, pp. 58 et 59.