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l’homme et la terre. — milieux telluriques

considérées comme le résultat de la guerre contre la nature ou contre d’autres hommes. Presque toujours en parfaite ignorance du vrai sens de la vie, nous parlons volontiers du progrès comme étant dû à la conquête violente : sans doute, la force du muscle accompagne toujours la force de la volonté, mais ne peut se substituer à elle. En langage ordinaire on emploie les mots de « lutte », de « victoire », de « triomphe », comme s’il était possible d’utiliser une autre vie que celle de la nature pour arriver à modifier les formes extérieures : il faut savoir s’accommoder à ses phénomènes, s’allier intimement à ses énergies et s’associer à un nombre croissant de compagnons qui la comprennent pour faire œuvre qui dure.

Mais toutes ces forces varient de lieu en lieu et d’âge en âge : c’est donc en vain que des géographes ont essayé de classer, dans un ordre définitif, la série des éléments du milieu qui influent sur le développement d’un peuple ; les phénomènes multiples, entrecroisés de la vie ne se laissent pas numéroter dans un ordre méthodique. Déjà l’œuvre est bien difficile et n’a qu’une valeur ]de convention et d’appréciation personnelle quand il s’agit d’un seul individu. Sans doute, celui-ci doit chercher à se « connaître soi-même », ainsi que le lui ont enseigné et répété les philosophes ; mais, pour se connaître, il lui faut connaître aussi les influences extérieures qui l’ont façonné, étudier l’histoire de ses ascendants, scruter en détail les milieux antérieurs de sa race, se deviner à l’état subconscient, se remémorer les paroles ou les actions décisives qui lui ont fait choisir, comme Hercule, entre les deux ou plutôt les mille chemins de la vie. Et combien plus grandes sont les difficultés d’étude quand la pensée embrasse de vastes communautés, des nations entières, ayant même changé de nom, de maîtres, de frontières et de domaines pendant le cours du temps[1] et se trompant absolument sur l’origine de leurs aïeux !

Aussi les historiens, même des investigateurs comme Taine, si remarquable par sa pénétrante sagacité, se bornent-ils d’ordinaire à décrire les milieux et les âges immédiatement rapprochés pour interpréter les faits et les caractères, méthode partiellement bonne pour donner des idées générales et moyennes, mais très dangereuse quand on étudie des génies originaux, c’est-à-dire précisément ceux dont le

  1. P. Mougeolle, Statique des Civilisations.