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l’homme et la terre. — milieux telluriques

le bras d’une femme, disaient-ils, eût suffi pour diriger le navire. Certaines parties de l’Océan, situées sur le parcours des vents rapides, des rafales et des cyclones, se soulèvent et se creusent en ondulations puissantes où, parfois en un chaos bouillonnant de flots entrechoqués, tout esquif, semble-t-il, devrait disparaître aussitôt. Et pourtant, telle est la force d’attraction qu’exerce cette mer toujours en mouvement, et telle est d’autre part la nécessité de la faim pour mainte peuplade établie sur une côte infertile, près des eaux poissonneuses, que, même en ces dangereux parages, le marin se hasarde sur de frêles planches industrieusement assemblées !

Sur le pourtour des continents, dans les îles et les archipels, il n’est guère de lieux qui ne gardent en leur nomenclature toute une histoire sinistre d’engouffrements et de désastres. Pour les riverains de la côte bretonne, ce n’est pas un simple terme géographique comme tant d’autres que le nom de la « baie des Trépassés ». En le prononçant, ils pensent à toute la série des drames qui s’y sont accomplis, à toute l’épopée terrible des existences humaines que la mer a dévorées ; ils voient les navires aux mâts rompus, aux voiles déchirées, poussés irrésistiblement vers la côte ; ils entendent le choc de la quille heurtant la grève, le traînement des ancres et des chaînes sur les galets : pendant les nuits d’orage, les cris, les plaintes des désespérés, des mourants, peut-être la voix des morts, leur semblent parfois s’élever distinctement au-dessus des lamentations du flot.

Et si la mer agit ainsi puissamment sur les esprits des populations côtières plus ou moins civilisées, et même des matelots de nos marines modernes, au fait des inventions nouvelles, des merveilles de la machine, des itinéraires raisonnes, combien plus grande devait être son influence déterminante sur des insulaires éloignés de la côte, vivant, comme les gens des Hébrides, des Orkneys, des Shetlands ou des Färöer, sur des rochers presque sans arbres, revêtus d’un gazon rare, brusquement coupés en falaises par l’érosion du flot et ne communiquant avec la plage et la mer grondante que par d’étroites valleuses ou des cheminées presque verticales, où l’on s’aide à descendre au moyen de cordages !

La vie des fleuves agit puissamment sur l’homme, mais combien peu de chose est un Mississippi, un rio des Amazones, sans parler d’un Rhin ou d’un Escaut, en comparaison des étendues océaniques ? Suivant