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l’homme et la terre. — milieux telluriques

qui s’élancent avidement sur l’homme pour le cisailler de leurs dents aiguës, les peuplades riveraines, redoutant les eaux à bon droit, devaient bien se garder d’apprendre la natation ; mais comment s’expliquer que des indigènes ne nagent ni ne naviguent dans les courants où l’immersion est presque sans danger ? Evidemment, il doit y avoir dans ce cas une superstition religieuse persistant à travers les âges malgré le changement du milieu : ayant vécu jadis au bord de courants interdits, par la nécessité de la défense, comme trop dangereux, ils ont fait de cette interdiction un précepte inviolable qui les suivit dans toutes leurs migrations, de rivière en rivière. Ainsi, malgré l’exemple contraire que présentent quelques tribus, et malgré l’absurde logique des puissances militaires qui, revenant à la barbarie première, s’imaginent encore que les cours d’eau profonds sont des limites entre les hommes, entre les peuples, assimilables aux torrents d’eau sauvage coulant au fond des cluses et défilés, on peut considérer la découverte progressive de la navigation sur les rivières de la planète comme un fait d’ordre général s’étant réalisé sur mille points divers.

Que de progrès impliqués d’avance en cette merveilleuse invention, ajoutant au mouvement de l’homme celui de la nature, complétant la puissance individuelle de l’infiniment petit que nous sommes par celle d’un dieu puissant, à la force incomparable, infinie, relativement à nous, comme l’est celle du Mississippi ou du fleuve des Amazones ! Et pourtant, les premiers navigateurs, secoués sur leur tronc d’arbre roulant et chavirant, durent être l’objet de bien des risées ; les gens sages, les prudents restés sur la rive se moquaient à cœur joie de ces aventureux, de ces fous, qui, au risque de la mort, s’élançaient loin de la terre dure, du sol ferme et banal, foulé par le pied des aïeux !

Devenus par le batelage maîtres de l’infini, du moins dans sa direction linéaire, les riverains, dès la période primitive, ont pu largement profiter de leur conquête. Sur les hauts affluents de l’Amazone, dans la Bolivie, vivent des tribus, les Mojos, qui n’oseraient pénétrer dans la forêt voisine à plus d’une portée de flèche ou à la distance qui dépasse l’aboiement d’un chien, mais qui connaissent sur des milliers de kilomètres le fleuve et ses affluents, ses diramations, ses furos ou paranamirim ; ces « sauvages » ont visité une autre nature que la leur,