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l’homme et la terre. — milieux telluriques

les vieilles coutumes pendant des siècles : les changements qui s’opèrent dans le monde extérieur s’accomplissent au loin sans les toucher. En exemple d’une de ces populations restées entièrement fidèles aux mœurs antiques, on peut citer la peuplade des Uru, voguant sur des radeaux dans le lac de Titicaca. Au commencement du dix-septième siècle, l’historien Herrera nous parle de ces hommes n’ayant, pour leurs demeures et les besoins de leur existence, d’autres matériaux que la tolora, c’est-à-dire les roseaux qui croissent et flottent en lits épais sur les baies peu profondes du lac. D’après des récits qui reposent probablement sur de simples jeux de mots, les Uru, dépourvus de tout orgueil de race, disaient jadis aux Quichua n’être pas des hommes, mais de simples « vermisseaux ».

Depuis trois siècles, la vie des Uru n’a certainement pas changé : ils gîtent encore sur des radeaux de totora, en des huttes basses, formées des mêmes roseaux et recouvertes partiellement d’argile. D’ordinaire, ils attachent leur embarcation soit à un rocher, soit à une touffe d’herbe sur le rivage, et ne se hasardent guère à distance, si ce n’est par un très beau temps. Alors, ils tendent leur voile, également tissée de joncs, et gouvernent très habilement le lit de roseaux qui leur sert de navire. Le fond de leur nourriture leur est aussi fourni par la totora, dont ils mangent la racine avec la chair des poissons et des oiseaux aquatiques. Ils vendent une partie de leur gibier aux Quichua et aux Aymara du rivage, mais jamais, nous dit Basadre, ils ne consentent à habiter de cabanes en terre ferme, ni à contracter d’unions avec d’autres que leurs contribules. Lorsqu’une mauvaise chance les oblige à marcher sur la rive, ils se balancent, roulent comme des hommes ivres.

Aux États-Unis même, où les forces industrielles modernes donnent au « civilisé » une véritable toute-puissance en fait de destruction, les Seminoles de la Floride ont pu échapper partiellement à la capture, au massacre par les soldats de l’Union, grâce aux marais, aux courants, aux terres molles des Everglades. Maintenant on visite leurs campements par curiosité en suivant de larges voies bien entretenues. Si l’eau stagnante ou tranquille isole les hommes, l’eau courante les unit d’ordinaire. Les vallons fermés des montagnes, les forêts et les marécages, les îlots et les lacs sont des éléments conservateurs