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l’homme et la terre. — milieux telluriques

et en effort ont ce même esprit tenace de conservation. Toutes choses égales d’ailleurs, l’évolution de la pensée se fait plus rapide en proportion du nombre des individus qui y participent. C’est ainsi qu’une île perdue dans l’océan, et pourtant habitée, soit à la suite de quelque naufrage, soit par colonisation volontaire, devient toujours un microcosme très distinct des terres les plus voisines par les mœurs et les institutions des individus qui le composent.

Une des îles du petit archipel de Hirt ou Saint-Kilda, situé au large des Hébrides, possède une communauté de ce genre, composée d’une vingtaine de familles qui vivent dans un vallon verdoyant, occupées uniquement de l’élève du mouton et de la chasse aux oiseaux de mer ; durant les hivers rigoureux, les résidants de l’île seraient exposés à mourir de faim si des bateaux de ravitaillement ne leur étaient envoyés d’Ecosse. Le milieu de ce petit monde à part diffère tellement de celui de la Grande-Bretagne que l’arrivée d’un navire suffisait naguère, avant que les communications fussent assez fréquentes, pour qu’une contagion de rhume se répandit parmi les Gaël de Saint-Kilda. En outre, les enfants nouveau-nés y succombent très fréquemment à la « maladie des huit jours », espèce de tétanos qui provient probablement de ce que les habitants tirent des oiseaux de mer leur principale nourriture, leur chauffage, leur éclairage et le duvet de leur couche. Dans les îles Vestmanneyar, près de la côte méridionale de l’Islande, le même régime produit les mêmes redoutables effets[1].

Quant aux insulaires enfermés dans la prison naturelle la plus redoutable, la terre de Tristûo d’Acunha, environnée de froids et de tempêtes, ils jouissent amplement de la santé que donnent toutes les bonnes conditions de l’hygiène ; ils possèdent même ce que réclament vainement les travailleurs d’Europe : la nourriture assurée ; mais ils se sentent pourtant si à l’étroit qu’ils réclament chaque année du gouvernement britannique le don d’une autre patrie. Autour d’eux l’espace matériel est trop vaste et la solidarité morale fait défaut. Sachant que l’humanité existe, ils veulent en sentir l’influence et la sollicitude.

Plus au sud, une autre île, Gough ou Diego Alvarez, a de gracieuses vallées, de charmants paysages, et les marins naufragés y ont

  1. H. Labonne, Du Tétanos des Nouveau-nés. (Gazette hebd. de Médecine… 1888).