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l’homme et la terre. — l’angleterre et son cortège.

L’Inde anglaise, avec Ceylan, dépendance naturelle, érigée en colonie distincte, forme donc tout un monde qui, malgré les traditions d’ancienneté, s’agrège définitivement à l’Europe : Aryens de l’Est et Aryens de l’Ouest se reconnaissent comme étant de même origine.

Quant aux populations indo-chinoises et indonésiennes, elles sont entraînées aussi, par la force des choses, dans la même zone d’attraction, toutefois par des chemins un peu différents. Tandis que les Hindous, habitués à la servitude depuis des dizaines de siècles, se laissent aller à leur destinée, sans résistance, la plupart des habitants de l’Indo-Chine, parmi lesquels les tribus dites sauvages occupent encore la moitié du territoire, résistent moralement à la conquête. Ils sentent bien que toute résistance serait impossible, et subissent en silence les humiliations, les avanies que d’insolents vainqueurs prodiguent toujours à des vaincus ; mais ils n’oublient pas ces hontes, ils les inscrivent dans le trésor de leur mémoire et en légueront le souvenir aux générations naissantes. Car ils n’admettent nullement cette épithète de « race inférieure » dont un politicien du Parlement français les gratifia sottement ; tout au contraire, ils peuvent se croire supérieurs par l’origine et la tradition : depuis longtemps ils étaient policés lorsque les Occidentaux étaient encore en pleine barbarie primitive. Non seulement les lettrés de l’Extrême Orient, mais aussi le menu peuple des Barmans et Siamois, Laotiens, Cambodgiens, Annamites ont parfaite conscience de cette ancienneté historique, de ce droit de primogéniture qui, semble-t-il, devrait entraîner le respect et la déférence chez les nouveaux venus des nations occidentales ; c’est par un manque absolu de savoir-vivre que ceux-ci se gèrent au contraire en protecteurs ou en maîtres. Les Orientaux surtout les Indo-Chinois, Barmans, Siamois et Cambodgiens, ont conscience d’un autre fait qui leur donne sur les Européens une supériorité réelle : ils font partie d’une famille à la fois religieuse et sociale, la famille bouddhiste, qui est beaucoup plus unie et d’une intimité plus douce que la prétendue famille chrétienne avec ses sectes rivales et hostiles, avec ses indifférents, ses hypocrites et ses révoltés, de plus en plus nombreux. Enfin, les habitants des contrées soumises à l’influence européenne comprennent mieux chaque jour qu’à leur vie facile d’autrefois les conquérants cherchent à substituer une existence d’âpre travail, de plus en plus active, pareille à celle des ouvriers prolétaires de l’Europe.

Il serait donc absurde de s’imaginer, comme le font certains « colo-