Page:Reclus - L'Homme et la Terre, tome VI, Librairie universelle, 1905.djvu/69

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
53
splendeur et misère de l’inde

des bandes de cheminaudes courant en longues processions dansantes vers les chantiers[1], mais quelle espérance peut-on avoir que ces terrassières boueuses, informes, mal nourries et mal payées, puissent un jour entrer dans une civilisation de justice et de fraternité ? La famine sévit fréquemment dans les provinces occidentales, enlevant des centaines de mille, même des millions de victimes, réduisant à l’état de squelettes la moitié des misérables qui restent en vie. On se plaint alors de la mousson qui n’a pas apporté les pluies régulières sur lesquelles on comptait. Mais si le rayot, pourtant merveilleusement sobre, habile à vivre de rien, finit par succomber, c’est que les réserves publiques sont absolument nulles et que l’on a tari les fonds sur lesquels on pouvait prélever les 15 ou 20 centimes nécessaires à l’entretien de chaque existence humaine. Cependant, que l’année soit bonne ou mauvaise, on « boucle » toujours le budget, on trouve invariablement les 500 millions de francs qu’exige le paiement des fonctionnaires, et, lors des grandes fêtes princières, les diamants et l’or ne manquent jamais pour orner les trompes des éléphants et les fronts des chevaux.

Quoi qu’il en soit, que l’influence altière des Européens sur les peuples de l’Inde soit heureuse ou funeste, les dominateurs étrangers ne sont point aimés, et comment le seraient-ils, puisqu’ils veulent être craints ? Leurs seuls amis et alliés sont les riches négociants Parsi, Aryens de race pure, que leurs coffres-forts bien remplis font respecter des maîtres aussi bien que de la foule et desquels on accepte débonnairement d’amples cadeaux pour la construction de routes, d’écoles ou d’hôpitaux. En outre, les Anglais ont à leur dévotion toutes les peuplades où ils recrutent des mercenaires et la tourbe des gens innombrables qui s’offrent aux basses fonctions administratives et à la domesticité. L’important pour eux, après les profits que donnent la domination et la possession du budget, consiste à rendre leur position stratégique absolument parfaite, du moins à l’intérieur, car l’inconnu et l’imprévu commencent au delà des frontières. Et vraiment on a fait tout ce que la prudence humaine peut conseiller pour que les assises du grand édifice soient inébranlables. Dans l’apparent désordre administratif, causé par d’antiques survivances et par le labyrinthe des enclaves formées par les États médiatisés, tout fonctionne avec une régularité

  1. Rudyard Kipling, Kim.