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l’homme et la terre. — l’angleterre et son cortège.

prématurées, si déplorable au point de vue de la race, cesse d’être la règle pour devenir l’exception, et que les petites filles attendent maintenant en plusieurs districts du Bengale jusqu’à l’âge de treize ou quatorze ans avant d’entrer en ménage. L’instruction s’est répandue, non seulement chez les hommes mais aussi chez les femmes, les recueils scientifiques et littéraires pénètrent dans les gynécées. Quoique les Anglais se soient constitués en caste supérieure au-dessus de toute la hiérarchie des castes natives, les frontières de séparation entre Hindou et Hindou ont perdu leur caractère religieux, elles sont devenues plus flottantes et çà et là se sont même partiellement oblitérées. De plus, le contact de l’étranger a donné aux habitants de l’Inde ce qu’ils n’avaient eu à aucune époque, le « sens de l’unité nationale ». Pour la première fois dans l’histoire du pays, les enfants ont appris à considérer comme leur patrie l’immense territoire qui s’étend des Himalaya au cap Comorin, et comme leurs compatriotes les millions d’êtres qui l’habitent.

Certes, un pareil changement est d’une importance capitale. C’est dire que les populations de l’Inde entrent en une période de cohésion nationale analogue à celle qu’ont traversée successivement les Hellènes, les Italiens, les Allemands, et, quoiqu’ils ne puissent encore songer à la conquête de leur autonomie collective, c’est un fait très important que leur imagination puisse se porter déjà sur le rêve de l’ « Inde aux Hindous » ! Un double mouvement, d’ordre à la fois matériel et moral, s’accomplit en même temps. La péninsule se rétrécit, voit réduire ses dimensions en tous sens par suite de la construction des routes et de la plus grande facilité des communications, mais elle croît en proportion inverse par le commerce, l’industrie, les connaissances.

Ces avantages sont chèrement achetés. Si ce n’est en quelques districts de montagnes ou de forêts protectrices, les sujets de toute race, — auxquels on enseigne, depuis des âges immémoriaux, l’humilité, la docilité, vertus de l’esclave — se laissent benoîtement tondre au plus près de la chair, et toute une organisation savante, léguée aux Anglais par les dominateurs fort experts que furent les Grands Mongols, réussit à tirer des milliards de ces malheureux qui n’ont rien. Les artistes aiment à contempler de loin le spectacle changeant des foules bariolées qui se meuvent dans les rues des cités, entre les pagodes et les arbres fleuris, mais, de près, ils frissonnent devant les visages hâves et les corps amaigris, couverts de loques pestiférées. De même, il est curieux de voir