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l’homme et la terre. — progrès

Même lorsque les vicissitudes du conflit n’ont pas été suivies de destructions et de ruines proprement dites, elles n’en sont pas moins une cause de dépérissements locaux. La prospérité des uns amène la déchéance des autres, justifiant ainsi l’antique allégorie qui représente la Fortune comme une roue, redressant les uns et écrasant les autres. Un même fait peut être cité diversement, du côté droit comme un grand progrès moral, du côté gauche comme un indice de décomposition. De tel grand événement capital, l’abolition de l’esclavage, par exemple, peuvent découler, par suite des mille coups et contre-coups de la vie, certaines conséquences désastreuses contrastant avec l’ensemble des résultats heureux. L’esclave, et l’on peut même dire, d’une manière générale, l’homme dont la vie a été réglée dès son enfance et qui n’a pas appris à établir nettement la comparaison entre deux états successifs très distincts de son milieu, s’accoutume facilement à la routine immuable de l’existence, si vulgaire soit elle : il peut vivre sans se plaindre, comme la pierre ou la plante hivernant sous la neige. Par l’effet de cette accoutumance dans laquelle le penser s’est endormi, il arrive souvent que l’homme libéré soudain de quelque servitude ne sait pas s’accommoder à la situation nouvelle : n’ayant pas appris à se servir de sa volonté, il regarde comme le bœuf vers l’aiguillon qui le poussait jadis au travail ; il attend le pain qu’on lui jetait autrefois et qu’il s’était habitué à ramasser dans la boue. Les qualités de l’esclavage, obéissance, résignation — si tant est qu’on puisse les appeler des qualités —, ne sont pas les mêmes que celles de l’homme libre : initiative, courage, indomptable persévérance ; celui qui garde même vaguement les premières, qui se laisse aller au regret de l’ancienne vie réglée par le bâton et la brenée ne sera jamais le fier héros de son destin.

D’autre part, l’homme qui s’est joyeusement accommodé aux conditions d’une vie nouvelle, parfaitement indépendante et plaçant dans l’acteur lui-même la pleine responsabilité de sa conduite, cet homme risque de souffrir au delà du possible quand il se trouve repris par quelque survivance de l’antique esclavage, l’état militaire, par exemple. Alors l’existence lui devient insupportable et le suicide lui apparaît comme un refuge. Ainsi, dans notre société incohérente où luttent deux principes opposés, on peut désirer la mort, soit parce qu’il est trop pénible de conquérir la vie, soit parce que la liberté a tant de joies qu’on ne peut les sacrifier. N’est-il pas contradictoire que, par réaction