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économie dans l’emploi des forces

Le progrès conscient n’est pas un fonctionnement normal de la société, un acte de croissance analogue à celui de la plante ou de l’animal ; il n’éclôt pas comme une fleur[1], mais se comprend comme un acte collectif de la volonté sociale, qui arrive à la conscience des intérêts solidaires de l’humanité et les satisfait à mesure et avec méthode, se consolidant d’autant plus que cette volonté s’entoure d’acquisitions nouvelles. Certaines idées, une fois admises par tous, deviennent indiscutables.

Dans son essence, le progrès humain consiste à trouver l’ensemble des intérêts et des volontés commun à tous les peuples ; il se confond avec la solidarité. Tout d’abord, il doit viser à l’économie, bien différent en cela de la nature primitive, qui prodigue les semences de vie avec si étonnante abondance. Actuellement la société se trouve encore bien éloignée d’avoir atteint ce bon emploi des forces, surtout des forces humaines. Il est vrai, la mort violente n’est plus la règle comme autrefois ; néanmoins, la très grande majorité des décès arrive avant l’échéance normale. Les maladies, les accidents, avaries et tares de toute nature, compliqués le plus souvent par des traitements médicaux appliqués à faux ou au hasard, aggravés surtout par la misère, le manque de soins indispensables, l’absence d’espoir et de gaieté, déterminent la décrépitude bien avant l’âge normal de la vieillesse. Un physiologiste éminent[2] a fait même un beau livre dont la principale thèse est que précisément les vieillards meurent presque tous avant le temps, en pleine horreur de la mort, qui devrait pourtant se présenter comme le sommeil, si elle venait au moment où l’homme, heureux d’avoir fourni une belle carrière d’activité et d’amour, éprouvait le besoin de repos.

Ce manque d’économie dans l’emploi des forces se manifeste surtout dans les grands changements, révolutions violentes ou applications de procédés nouveaux. On jette au rebut comme inserviables les vieux appareils, les hommes assouplis à l’ancien travail. Cependant l’idéal est de savoir tout utiliser, d’employer les déchets, les résidas, les scories, car tout est utile entre les mains de celui qui sait ouvrer. Le fait général est que toute modification, si importante qu’elle soit, s’accomplit par l’adjonction au progrès de régrès correspondants. Un nouvel organisme s’établit aux dépens de l’ancien.

  1. Herbert Spencer, Social Statics, p. 80.
  2. Elie Metchnikoff.