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l’homme et la terre. — progrès

la première condition de cette franche égalité c’est que les individus soient absolument indépendants, chacun envers chacun, et gagnent leur pain par la mutualité des services. Il est arrivé que des populations entières ont été réduites à l’anéantissement moral par la gratuité de l’existence matérielle. N’est-ce pas lorsque les citoyens romains eurent en suffisance et sans travail la nourriture et les plaisirs assurés par les maîtres de l’Etat qu’ils cessèrent de défendre l’Empire ? Nombre de classes, entre autres celle des « bons pauvres », se trouvent complètement inutilisées, au point de vue du progrès, par le système des aumônes, et certaines villes sont tombées dans une irrémédiable décadence parce qu’une multitude fainéante, n’ayant point à travailler pour elle-même, se refuse également à travailler pour autrui. Telle est la vraie raison pour laquelle tant de cités et des nations même sont « mortes ». La charité apporte avec elle la malédiction de ceux qu’elle nourrit. Qu’on en juge par les fêtes aristocratiques où de petits héritiers de vastes fortunes, drapés de vêtements luxueux, s’exerçant à de nobles gestes, à de gracieux sourires, et sous les yeux caressants de leurs mères et de leurs gouvernantes, distribuent noblement des cadeaux de Noël à des pauvres de la rue, dûment lavés et endimanchés pour la circonstance. Est-il un spectacle plus triste que celui de ces jeunes malheureux, stupéfiés par la gloire de l’or dans toute sa munificence !

Arrière donc cette laide charité chrétienne ! C’est aux conquérants du pain, c’est-à-dire aux hommes de labeur, associés, libres, égaux, dégagés du patronage, que se trouve remise la cause du progrès. C’est à eux qu’il reviendra d’introduire enfin la méthode scientifique dans l’application aux intérêts sociaux de toutes les découvertes particulières, et de réaliser le dire de Condorcet, que « la nature n’a mis aucun terme à nos espérances ». Car, ainsi que l’a dit un autre historien sociologue, « plus on demande à la nature humaine, plus elle donne ; ses facultés s’exaltent à l’œuvre, et l’on n’aperçoit plus de limites à sa puissance »[1]. Dès que l’homme est fermement assuré des principes d’après lesquels il dirige ses actes, la vie lui devient facile : connaissant pleinement son dû, il reconnaît par cela même celui de son prochain et, du coup, il écarte les fonctions usurpées par le législateur, le gendarme et le bourreau ; grâce à sa propre morale, il supprime le droit (Emile Acollas).

  1. H. Taine, Philosophie de l’art dans les Pays-Bas.