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l’homme et la terre. — progrès

un code de convenances sociales, réglées avec une grande rigueur par la coutume entre parents, alliés et étrangers. Parvenus à ce haut degré relatif de civilisation, les Aléoutes restèrent jusqu’à une période récente, et grâce à leur isolement, dans un état de paix et de parfait équilibre social. Les premiers navigateurs européens qui entrèrent en relations avec eux vantent unanimement leurs qualités et leurs vertus. L’archevêque Innokenti, plus connu sous le nom de Veniaminov, qui fut le témoin de leur vie pendant dix années, les dépeint comme « les plus affectueux des hommes », comme des êtres d’une modestie et d’une discrétion incomparable, qui ne se rendent jamais coupables de la moindre violence en langage ou en action : « durant nos années de vie commune, pas un mot grossier n’est sorti de leur bouche ». Ce ne sont donc pas nos peuples de l’Occident d’Europe qui à cet égard pourraient se comparer au petit peuple des Aléoutes ! Tels auraient été chez ces insulaires l’esprit de solidarité et leur dignité de vie morale que des missionnaires orthodoxes grecs se résignèrent à ne pas tenter leur conversion : « A quoi bon leur enseigner nos prières ? Ils valent mieux que nous »[1].

À ces exemples choisis en divers stades de la civilisation, chacun peut en ajouter d’autres, également significatifs, pris dans les voyages des sociologues ou dans des ouvrages spéciaux d’ethnologie. On peut constater ainsi nombre de cas dans lesquels la supériorité morale, aussi bien qu’une appréciation plus sereine de la vie, se rencontrent en des sociétés dites sauvages ou barbares, très inférieures à la nôtre par la compréhension intellectuelle des choses. Dans la spirale indéfinie que l’humanité ne cesse de parcourir, en évoluant sur elle-même par un mouvement continu vaguement assimilable à la rotation de la Terre, il est arrivé souvent que certaines parties du grand corps se sont beaucoup plus rapprochées que d’autres du foyer idéal de l’orbite. La loi de ce va-et-vient sera peut-être connue un jour dans toute sa précision : il suffit actuellement de constater les simples faits sans vouloir en tirer de conclusions prématurées et, surtout, sans accepter les paradoxes de sociologues découragés qui ne voient dans les progrès matériels de l’humanité que les indices de sa réelle décadence.

De très grands esprits semblent s’être abandonnés parfois à cette

  1. A Bastian, Rechtszustände.