Page:Reclus - L'Homme et la Terre, tome VI, Librairie universelle, 1905.djvu/531

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
507
le progrès et la religion

vit qu’elle était « bonne », même « très bonne »[1]. Partant de ce premier état, marqué du sceau de la divinité, le mouvement ne peut, sous l’action des hommes imparfaits, se continuer que dans le sens de la décadence et de la chute : le régrès est fatal. De l’âge d’or, les créatures finissent par tomber dans l’âge de fer ; elles sortent du paradis, où elles vivaient heureuses, pour aller s’abîmer dans les eaux du déluge, d’où elles n’émergent que pour végéter dorénavant.

D’autre part, les institutions fixes des monarchies et des aristocraties, tous les cultes officiels et fermés, fondés et comme maçonnés par les hommes ayant la prétention, même la certitude d’avoir réalisé la perfection, présupposaient que toute révolution, tout changement doit être une chute, un retour vers la barbarie. De leur côté, les aïeux et les pères, « louangeurs du temps jadis », contribuaient avec les dieux et les rois à dénigrer le présent en comparaison du passé et à préjuger dans les idées la fatalité de la régression. Les enfants ont une tendance naturelle à considérer leurs parents comme des êtres supérieurs, et ces parents en avaient fait autant pour leurs pères ; le résultat de tous ces sentiments, se déposant dans les esprits comme des alluvions sur les bords d’un fleuve, eut pour conséquence de faire un véritable dogme de la déchéance irrémédiable des hommes. De nos jours encore, n’est-ce pas une coutume générale de discourir en prose et en vers sur la « corruption du siècle » ? Ainsi, par un manque absolu de logique, presqu’inconscient toutefois, ceux mêmes qui vantent les « progrès irrésistibles de l’humanité » parlent volontiers de sa « décadence ». Deux courants contraires se croisent dans leur langage ainsi que dans leurs impressions. C’est que, en effet, les anciennes conceptions se heurtent contre les nouvelles, même chez ceux qui réfléchissent et qui ne parlent pas à la légère. L’affaiblissement des religions est coupé de réveils soudains, mais elles doivent céder quand même sous la poussée des théories qui expliquent la formation des mondes par une évolution lente, une émergence graduelle des choses hors du chaos primitif. Or, quel est ce phénomène, si ce n’est, par définition, le progrès lui-même ? qu’on l’admette implicitement, comme le fit Aristote, ou qu’on le reconnaisse en paroles précises, éloquentes, ainsi que le fit Lucrèce[2].

L’idée qu’il y a eu progrès pendant la durée des courtes générations

  1. Genèse. Chap. I vers. 10, 12, 18, 21, 25, 31.
  2. M. Guyau, Morale d’Epicure, p. 157.